Marine Le Pen, qui réalise actuellement une percée dans les sondages, multiplie les visites en province et a débuté un tour de France des "oubliés". Au-delà des slogans du FN, existe-t-il réellement une France des laissés-pour-compte ? Qui sont les "oubliés" de la France contemporaine ?
Yves-Marie Cann : Ce ressenti se retrouve en effet, avec des intensités très variables, en plusieurs points du territoire. Celui-ci peut résulter de différents facteurs : la fermeture d’une usine mettant à mal le tissu économique local, la suppression de services publics de proximité sous l’effet de la rationalisation des dépenses publiques, un environnement dégradé et dont la restauration tarde à se concrétiser, etc. Dans ce contexte, les populations directement concernées s’estiment souvent abandonnées par la puissance publique, à tort ou à raison. Le sentiment d’être oublié peut aussi receler une dimension plus identitaire ou culturelle, nous sommes alors souvent dans le registre « ils ne s’occupent pas de nous, ils s’occupent des immigrés » mais pas seulement : l’opposition entre zones urbaines dynamiques et zones périphériques ou rurales sinistrées peut aussi prendre corps.
Marc Crapez : Oui, il existe des laissés-pour-compte. Marine Le Pen les désigne comme des "oubliés", ce qui est assez habile. Cela évite les appellations passées de mode (petites gens, prolétaires, opprimés) et celles qui seraient contre-productives en tombant dans un registre un peu méprisant : "France d’en bas" (Raffarin et Laguiller), "sans-grade" (Jean-Marie Le Pen et Sarkozy), "invisibles" (Marine Le Pen et Mélenchon).
Nicolas Sarkozy avait su leur parler pendant la campagne de 2007, en évoquant la « France qui se lève tôt… qui ne manifeste pas… tous ces anonymes, tous ces gens ordinaires auxquels on ne fait pas attention, que l’on ne veut pas écouter, que l’on ne veut pas entendre ». Ça a moins bien fonctionné en 2012, avec la « France silencieuse qu’on n’entend jamais parce qu’on ne lui donne jamais la parole… qui ne proteste pas, ne casse pas ». France silencieuse est un dérivé de « majorité silencieuse », formule gaulliste reprise par Sarkozy en 2009 et qui fait écho à un vieux fantasme de droite : la certitude de se croire implicitement majoritaire dans le pays. Marine Le Pen a choisi un mot plus innovant, plus compassionnel et moins connoté à droite : « les oubliés ».
Philippe Simonnot : Dans un Etat-Providence comme celui de la France, la plupart des gens, même dans le secteur privé, ont une situation qui dépend non d’eux-mêmes et de la validation de leur activité par une demande solvable, mais des subsides de l'Etat. Evidemment, aucun bénéficiaire de cette manne ne viendra dire qu’il en est satisfait. Tous au contraire en demanderont toujours davantage sous quelque prétexte que ce soit.Donc très nombreuses sont les personnes candidates au statut de « laissé-pour-compte ». A mon avis, les vrais « laissé-pour-compte » sont ceux qui n’ont aucune visibilité médiatique et qui pour cette raison sont négligés par les politiques.
Quel est leur profil socio-professionnel ?
Marc Crapez : Ce sont des classes moyennes, ouvriers, artisans, employés, cadres moyens. L’exemple type est le Français moyen, qui s’est fait construire un pavillon pour vivre en famille, qui roule au diesel (ou l’a envisagé), qui est exposé aux contredanses et qui n’est pas éligible aux aides sociales sans parvenir au seuil de l’aisance.
Ces catégories se distinguent par leur rapport à la mobilité. Les habitants des centres-villes, lorsqu’ils ne voyagent pas ou ne déménagent pas, restent dans leurs quartiers où ils trouvent tout a portée de main. Au contraire, le Français moyen éloigné des centres-villes n’a guère les moyens de voyager, ni de déménager par mobilité professionnelle, car le petit pavillon qu’il a fait construire, et qu’il termine de bricoler le dimanche, lui tient lieu de fil à la patte. Mais il est contraint à des déplacements continuels, dans un périmètre départemental, pour son travail et ses loisirs.
Lors d’une émission télévisée de la campagne présidentielle de 2012, Nicolas Sarkozy est passé complètement à côté de la question d’une électrice de droite qui attirait son attention sur la hausse du prix de l’essence et celle des aliments. A l’inverse, mieux conseillé, François Hollande a évoqué un problème de type « essence et denrées alimentaires ». Comme il n’a pas apporté de réponse depuis, il pâtit d’une impopularité record auprès des ouvriers et employés, dont Marine Le Pen fait son cœur de cible.
Yves-Marie Cann : Il est difficile d’établir avec précision le profil de ceux qui se s’estiment, à tort ou à raison, oubliés ou laissés pour compte par les publics. Nous pouvons toutefois tenter de l’approcher dans certains domaines. D’un point de vue économique par exemple, ce sont fréquemment des personnes pénalisées par le peu d’atouts dont elles disposent pour faire face à la situation à laquelle elles sont confrontées. Dans cette hypothèse et en grossissant quelque peu le trait, il s’agit d’individus issus des couches populaires, fragilisés à la fois par leur niveau de diplôme pour mener à bien une reconversion professionnelle et par leur faible capital économique pour envisager une mobilité géographique vers des territoires plus dynamiques.
Plus globalement et pour élargir mon propos, aujourd’hui tout se passe comme si nous avions d’un côté une partie de la population intégrée et relativement protégée, dotée d’un capital économique et/ou culturel élevé lui permettant de bénéficier de la mondialisation des échanges commerciaux et culturels, et d’autre part des catégories de population insuffisamment dotées d’atouts, de par leur formation initiale, de par leur fragilité économique. Pour s’en sortir, pour faire face, ces dernières sont naturellement en attente de protections et d’aides de la part des pouvoirs publics.
Lors de l'élection présidentielle, on a constaté une opposition marquée entre la France des centres-villes et la France des campagnes. Le vote Le Pen progresse dans les franges périurbaines tandis qu'il reste limité dans les cœurs des grandes villes, au centre des Communautés urbaines, et même en proche banlieue. Peut-on parler clivage géographique ?
Marc Crapez : Le périurbain désigne ce qui est hors des écrans radar du ministère délégué à la Ville, qui s’occupe essentiellement des banlieues. Des Français moyens se retrouvent chassés des centres-villes dont l’immobilier est préempté par les bobos. A cet exil physique, s’ajoute un exil mental. Ils ont le sentiment de ne pas être entendus et voudraient que leurs demandes soient prises en compte sans qu’il n’y ait deux poids et deux mesures.
Ces citoyens surexposés aux difficultés ont toutefois des profils qui divergent : le chômeur d’une région désindustrialisée, délaissé par le clientélisme du parti socialiste local, n’est ni l’ancien électeur CPNT, qui déplore la perte des services publics en milieu rural, ni l’artisan détroussé par l’Urssaf. L’UMP met l’accent sur la défense du secteur exposé face aux professions à statut, sur le plafonnement du cumul des revenus sociaux et la modernisation des prestations de la machine administrative.
Yves-Marie Cann : Ce clivage géographique existe, mais il n’est pas nouveau. Il existait avant l’élection présidentielle de 2012, et de nombreux spécialistes de la géographique électorale l’ont déjà souligné par le passé. De plus, il convient de garder à l’esprit que si le vote Le Pen progresse dans les zones périurbaines ou périphériques, c’est aussi le cas au cœur des grandes villes et en zones rurales.
Ce clivage géographique recouvre avant tout un clivage sociologique. Les populations occupant aujourd’hui les centres urbains, le cœur des grandes villes, se différencient nettement des zones périphériques ou rurales. Ce clivage recouvre souvent, mais pas toujours, celui que l’on observe quant à la capacité à tirer avantage de la mondialisation.
Philippe Simonnot : Non. Si clivage il y a, il s’estompera. Le vote Le Pen va progresser partout, parce que la droite est en lambeaux et que la présidence Hollande atteint les limites du supportable par sa médiocrité
Marine Le Pen va ce dimanche à la rencontre des seniors. Existe-t-il également un clivage générationnel ?
Yves-Marie Cann : Dans la dernière livraison de notre Observatoire politique avec Les Echos, Marine Le Pen est créditée de 33% de bonnes opinions. Davantage qu’en fonction de la classe d’âge, ce score varie surtout en fonction de la catégorie socioprofessionnelle des individus et/ou de leur niveau de diplômes. Alors que 22% des cadres et des professions libérales déclarent avoir une bonne image de la présidente du Front national, son score s’élève à 50% chez les ouvriers. Dans le même temps, 40% des personnes peu ou pas diplômées ont une image positive de Marine Le Pen, contre seulement 14% de celles titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur.
En fait, Marine Le Pen enregistre plutôt un retard chez les seniors : avec 26% de bonnes opinions auprès des plus de 65 ans, elle est 7 points en dessous de sa moyenne nationale. Pour les élections municipales, il s’agit d’une classe d’âge stratégique car votant davantage que les plus jeunes. Ce sont d’ailleurs les plus mobilisés à 6 mois des élections : dans notre dernière enquête pour BFMTV, Le Figaro et Orange réalisée début septembre 70% des seniors interrogés se disaient déjà certains d’allers voter… contre seulement 33% des 18-24 ans. Pour le Front national, un bon score aux élections municipales, dans les villes où il sera présent, dépendra aussi de sa capacité à attirer sur ses candidats le vote des seniors. Selon nos données chez CSA, seuls 9% des plus de 65 ans avaient voté pour Marine Le Pen en 2012, nettement distancée par Nicolas Sarkozy (41%) et François Hollande (30%).
Marc Crapez : Au-delà de l’éternel conflit des générations, les tensions reflètent la fragmentation de nos sociétés et l’atomisation des citoyens. Ce n’est pas forcément un clivage générationnel. Marine Le Pen va à la rencontre des séniors pour combler un déficit, puisqu’elle est plus populaire auprès des jeunes et qu’elle a accentué la vocation attrape-tout de son parti. Son discours antilibéral fait recette auprès des fonctionnaires, contrairement au créneau plus poujadiste qu’occupait son père.
Philippe Simonnot : Oui. Parce que le marché du travail ne fonctionne tout simplement pas, ce qui nuit à ceux qui veulent y entrer, c'est-à-dire aux jeunes. Mais aucun leader politique en France ne veut réformer ce marché. Par exemple la question du SMIC, particulièrement néfaste pour l’emploi des jeunes, reste tabou sur tout l’échiquier politique. Les seniors qui, à juste titre, ont peur de perdre du pouvoir d’achat à cause de la hausse des prix et de la fiscalité, cherchent des protections politiques. Ils ne supporteraient pas un discours dénonçant leurs privilèges. Et encore moins qu’on leur dise que le calamiteux système de retraite par répartition, qui nous explose à la figure maintenant, a été intronisée en France par Pétain en 1941, ce que ni la droite, ni la gauche, ni les syndicats n’osent rappeler.
Le succès de la "Manif pour tous" a révélé l'existence d'une France attachée à certaines valeurs parfois ringardisées notamment par les élites médiatiques. Le choc n'est-il pas tout simplement culturel ?
Marc Crapez : Les manifs pour tous ont obligé les élites médiatiques à accorder une certaine considération aux catholiques. Du côté des élites politiques, dans une interview récente, Rachida Dati donne l’exemple en déplorant l’accusation de populisme à tort et à travers, alors que ceux qui l’encourent ont une « réaction normale de gens méprisés ». Mais les notables de droite campent sur leurs positions : Raffarin juge « populiste » la remise en cause du cumul des mandats, tandis que Guaino trouve les députés « très mal payés » !.
Yves-Marie Cann : Il peut en effet exister une dimension culturelle. Je relativiserai toutefois votre propos par le fait que la manif pour tous n’était pas l’émanation d’un mouvement politique et doit beaucoup à la capacité des réseaux confessionnels, notamment catholiques, à mobiliser en masse. Nous voyons aujourd’hui que les dirigeants ou têtes de pont de la manif pour tous ont le plus grand mal à incarner une expression politique plus large, dépassant le cadre de l’opposition au « mariage pour tous ».
Durant l'élection présidentielle 2012, un rapport controversé de Terra Nova, intitulé "Gauche, quelle majorité électorale pour 2012" préconisait au PS de se tourner vers les "les diplômés", "les jeunes", "les minorités" et "les femmes" plutôt que vers les ouvriers et les classes populaires. Les difficultés des minorités visibles habitants dans les cités sont-elles davantage médiatisées et prises en comptes que celles des "blancs" des classes populaires ?
Marc Crapez : La gauche a réservé ses 150 000 emplois d’avenir aux zones urbaines sensibles, c’est-à-dire à 7% de la population française et 15% seulement des ménages pauvres. En effet, contrairement aux idées reçues, le fameux 93 est (sans même comptabiliser son économie souterraine) le 15ème département le plus riche de France, alors que le Cantal est 92ème. Certains livres parlent de « préférence immigrée », de « racisme anti-blanc », de prolophobie ou encore de francophobie.
Une partie des Français subit un sentiment d’injustice. Parlez-moi de la France, de sa liberté, de son égalité et de sa fraternité, demandent-ils. Les partis populistes offrent un refuge politique et une fraternité de substitution aux catégories de citoyens maltraités par les élites parce qu’ils se posent trop de questions face aux tensions engendrées par la mondialisation et le multiculturalisme à marche forcée. Une France délaissée par les pouvoirs publics et médiatiques éprouve un sentiment de relégation et de dépossession démocratique. Elle ressent un déni d’appartenance et d’inclusion qui peut la pousser vers le vote extrémiste dans une logique de réparation et d’égalité.
Yves-Marie Cann : Il ne m’appartient pas de me prononcer sur le sujet, d’autant plus que je ne dispose pas de données objectives sur le sujet. Je doute toutefois de l’efficacité d’une communication mosaïque telle que celle suggérée par l’approche de Terra Nova en 2012 : plus que jamais, les cibles de la communication politique sont devenues structurellement poreuses. L’enjeu n’est plus à qui on parle mais plutôt de gérer la schizophrénie des publics aux attentes et intérêts contradictoires.
Philippe Simonnot : Elles sont en effet davantage médiatisées, parce que de temps en temps on y casse ou on y brûle quelque chose. Les "blancs" des classes populaires n’ont qu’à en faire autant. Et, du reste, ils s’y préparent. Et déjà, ils passent à l'action. Cela dit, les vraies solutions attendent toujours - je veux parler d’une authentique réforme du travail et de la fiscalité.
Finalement, les oubliés sont-ils tout ceux à l'égard desquels la société n'a pas "mauvaise conscience ?
Marc Crapez : La société aurait « mauvaise conscience » envers les immigrés ? Il n’y a pourtant pas à rougir du niveau de vie que la France a offerte aux nouveaux arrivants.Mais les élites se sont conduites comme Ponce Pilate. Normalement, le marché se charge d’opérer des ajustements dans les flux migratoires. En fonction des besoins économiques, des capacités d’accueil et des affinités électives. Modulant l’ouverture et la fermeture des frontières. Mais aujourd’hui, ces correctifs et stabilisateurs automatiques se trouvent perturbés par 30 ans d’immigration subie et de politiquement correct menaçant. Comme les citoyens ne sont plus traités équitablement, chacun se méfie en postulant qu’il y a anguille sous roche, et proteste silencieusement en opérant, à son échelon, par un jeu de miroirs, des discriminations pour rétablir la justice. Il faudrait remettre tout le monde sur un pied d’égalité.
Philippe Simonnot : La société ne peut pas avoir « mauvaise conscience », puisqu’elle n’est pas une personne. Ce serait beaucoup attendre des privilégiés de l'Etat-Providence qu'ils se posent des questions. Une nouvelle Nuit du 4 août est peu probable. de fait, la politique n’est pas affaire de morale, mais de rapports de force. Avec son clientélisme éhonté, Hollande nous en administre la preuve tous les jours.
Quelles sont les préoccupations et les demandes de cette France là ? Comment les partis traditionnels peuvent-ils s'adresser à elle ?
Marc Crapez : Pas de démagogie car le décalage entre les paroles et les actes nourrit la désillusion. Pas d’accès de familiarité ou de misérabilisme compassionnel. Pas d’anti-populisme intempestif : des initiatives pour diminuer le train de vie de l’Etat et le traitement des élites politiques ont été prise dans de nombreux pays, afin de donner l’exemple en période de crise. Cessons de sous-estimer les gens en abordant les problèmes et en tranchant les questions. 73% des sondés ont-ils tort ou raison de penser qu’on « peut trouver de la main-d’œuvre en France, sans avoir recours à l’immigration » ?
Au lieu de moquer les couacs du gouvernement, pour mettre en difficulté ceux dont on brigue la place, l’UMP devrait davantage respecter l’action des ministres, y compris celle de Montebourg qui soulève des vraies questions (et concentrer ses critiques contre les Verts et autres idéologues d’extrême-gauche). Entre ceux qui font du libre-échangisme un dogme intangible et Marine Le Pen qui voudrait sortir de l’euro, il y a toute une gamme de possibilités et place pour la réflexion, en vue d’amender, infléchir et améliorer l’Union européenne.
Philippe Simonnot : Cette France-là demande davantage de liberté. Et aucun parti aujourd'hui n’offre aux Français plus de liberté. L'étatisme n'a fait que progresser à la faveur de la crise.