Irremplaçable ISF
Les quelque 600.000 Français assujettis à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) pourraient se prendre à rêver. En évoquant, dimanche soir, dans l'émission « Capital », sur M6, l'idée d'une suppression conjointe de l'ISF et du bouclier fiscal avant la présidentielle de 2012, le Premier ministre, François Fillon, fait sortir ce vieux projet de la droite du domaine du fantasme. C'est déjà considérable si l'on mesure l'ampleur de la « muraille de Chine » idéologique qui entoure cette malheureuse exception française de l'imposition sur la fortune. Transformer le rêve en réalité est toutefois une entreprise d'une redoutable difficulté.
Ce n'est pas le lien fait par le gouvernement entre suppression de l'ISF et retrait du bouclier fiscal qui rend l'opération complexe. Au contraire, cette condition préalable lui donne une cohérence, la perte d'un avantage important - le plafonnement de l'imposition globale directe à 50 % de ses revenus -devant être compensée par celle d'un inconvénient substantiel - la taxation de son patrimoine à des taux qui cessent vite d'être ridicules.
L'idée de cette abolition jumelle est d'autant plus rationnelle que les deux « populations cibles » sont assez proches : il s'agit des 1.000 à 2.000 Français les plus riches qui reçoivent du Trésor public des restitutions massives au titre du bouclier fiscal et qui lui versent des chèques plus astronomiques encore au titre de l'impôt de solidarité sur la fortune. Les 1.000 premiers bénéficiaires du bouclier touchent, en moyenne, près 340.000 euros chacun. Les 1.900 plus gros assujettis à l'ISF versent, en moyenne, 430.000 euros.
L'homothétie n'est pas parfaite, mais le bouclier fiscal, institué en 2006 par Dominique de Villepin alors Premier ministre, étendu en 2007 par Nicolas Sarkozy devenu président de la République, est bien devenu, en pratique, et pour l'essentiel, un plafonnement de l'impôt sur les gros patrimoines. Les 1.000 à 2.000 plus grosses fortunes de France absorberaient à elles seules entre 60 % et les deux tiers de l'ensemble des 600 millions d'euros restitués au titre du bouclier fiscal.
Au passage, ce constat donne la mesure des niveaux d'imposition exorbitants que supporteraient ces grands patrimoines en l'absence de plafonnement à 50 % de leurs revenus. Une suppression du bouclier fiscal offre donc une bonne voie d'approche pour revenir, enfin, sur l'ISF. Si seulement… Si seulement il était possible de lui trouver un remplaçant ! Or c'est là que le bât blesse. Car l'impôt sur la fortune n'est plus tout à fait le symbole qu'il a longtemps été.
Porté par l'appréciation des biens immobiliers, affecté dans une moindre proportion par la crise financière, modérément entamé par la possibilité de le convertir en investissement au capital d'une PME, l'ISF apporte, bon an mal an, depuis 2006, entre 3,5 milliards et 4,5 milliards d'euros de recettes à l'Etat. C'est à peu près la moitié de ce que rapportent les droits de mutation aux collectivités territoriales.
Aussi modeste soit-il, le poids financier de l'ISF est devenu, avec près de 8 % de déficit public, un frein à sa disparition. « Dans la situation financière qui est la nôtre, je n'accepterai jamais qu'on supprime une recette de 3 milliards d'euros », a d'ailleurs indiqué dimanche soir François Fillon, dont le calcul défalque le coût du bouclier fiscal. Pour contourner cette difficulté, le député Pierre Méhaignerie (UMP) et le sénateur centriste Jean Arthuis suggèrent de compenser cette perte soit par une tranche additive à l'impôt sur le revenu, soit par un relèvement du taux marginal supérieur, déjà passé de 40 % à 41 % dans le projet de loi de Finances 2011, pour contribuer à financer la réforme des retraites.
Le premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud, doit remettre ses propres suggestions au premier trimestre 2011, dans un souci de convergence fiscale avec l'Allemagne. Mais la piste d'une majoration d'impôt sur les hauts revenus, en compensation de la double suppression ISF-bouclier, apparaît déjà comme une fausse bonne idée, en regard des objectifs poursuivis. Elle est séduisante, pour certains, car elle revient à « faire payer les riches » d'une autre manière. Sauf… que ce ne sont pas les mêmes riches et qu'un tel transfert aurait pour principal effet de déplacer les problèmes de surimposition, pas de les régler.
Toucher au taux marginal supérieur de l'impôt sur les revenus, c'est en effet frapper une population bien plus large que celle concernée par le bouclier et par les quatre plus hautes tranches de l'ISF. Le ministère du Budget dénombre 420.000 foyers fiscaux (sur 19,7 millions imposables) acquittant plus de 17.000 euros d'impôt net annuel sur le revenu. Ces 2 % de contribuables paient, à eux seuls, 40 % de ce qu'il rapporte à l'Etat.
Leur infliger une hausse d'impôt reviendrait à déséquilibrer plus encore la charge d'un impôt déjà anormalement concentré, et cela en pénalisant des ménages qui, pour gagner bien leur vie, sont loin d'être tous assujettis aujourd'hui à l'ISF. Au demeurant, ce genre de transfert fiscal massif appelle à se demander si, à tout prendre, il est économiquement plus efficace de surtaxer des hauts revenus plus mobiles, donc plus facilement délocalisables que des gros patrimoines.
Enfin, d'un impôt à l'autre, les ordres de grandeur diffèrent tant qu'ils rendent un transfert peu envisageable : porter le taux marginal supérieur de l'IR de 41 % à 45 % rapporterait moins de 1 milliard d'euros, à peine le tiers de ce qu'il faudrait. En l'état du déficit public, une suppression pure et simple de l'ISF supposerait de trouver d'autres compensations, sous forme, par exemple, d'impôt forfaitaire sur les revenus du capital, comme l'ont fait les Pays-Bas lorsqu'ils ont renoncé à leur ISF voici dix ans. Mais comme tout grand soir fiscal, une telle révolution ferait plus de mécontents que de satisfaits. D'un piège à l'autre, la droite y gagnerait-elle vraiment ?