On pourrait s’en tenir à sa qualité de première en tout (première femme reçue à l’Ecole Normale supérieure, première femme élue professeur au Collège de France, première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres sans oublier son rang au Concours général, à l’agrégation etc) mais on verserait dans le Livre des records qui n’était pas son livre de chevet. De Jacqueline de Romilly, qui vient de s’éteindre à 97 ans, nous préférons retenir une leçon. Un modèle. Un exemple. Ne jamais plier, ne jamais renoncer, ne jamais abandonner. Cette helléniste en colère avait une idée fixe et elle s’y est tenue durant toute la seconde moitié de sa vie jusque dans sa nuit au cours de sa dernière décennie : sauver les Humanités coûte que coûte. Marteler encore et encore dans tous les médias qui voudraient bien lui tendre un micro le principe selon lequel les langues anciennes étant le socle des idées contemporaines, pas seulement la démocratie mais le sens même de l’humain, tout honnête homme se doit d’en passer par elles. Mais si son incessante propagande partait bien de la défense du grec et du latin, les langues sans oublier les cultures assorties, elle s’étendait naturellement à celle d’un enseignement littéraire de qualité. A chaque nouveau livre, soutenue par son plus fidèle éditeur Bernard de Fallois, on se disait : encore, elle remet ça ? Ce qui s’appelle enfoncer un clou. Souvent avec humour. Dans le bonheur du commerce intime avec ce que la pensée a produit selon elle de plus noble pour l’esprit, dans la souffrance de le clamer dans le désert et l’indifférence, avec la colère qui s’ensuit. La dernière fois, c’était il y a deux ans.
Au lieu d’en appeler au sauvetage d’un enseignement des humanités au bord de l’abîme, elle a chanté haut et fort la grandeur de la langue grecque. Aidée de Monique Trédé, qui dirige le Centre d’Etudes anciennes de l’Ecole Normale Supérieure, Jacqueline de Romilly poussait à nouveau son cri de guerre sous forme de chant d’amour dans Petites leçons sur le grec ancien (176 pages, 15,50 euros, Stock). La lecture en est passionnante car fluide, légère, ailée même. On en oublierait la densité du propos. D’autant que les auteurs ne résistent pas au plaisir de moquer les précieux ridicules, ces pédants et faux-savants des médias et d’ailleurs, qui mettent par exemple de la “problématique” (art de poser les problèmes) à toutes les sauces, là où “problème” suffit amplement. Tout pour la langue. Ce qui ne fut pas toujours le cas dans l’abondante bibliographie de l’helléniste, plus souvent consacrée à Thucydide, au pathétique dans la tragédie ou à la modernité d’Euripide. J’en ai surtout retenu un chapitre sur la faculté du grec ancien à inventer des mots ou à en composer en les dérivant et en leur adjoignant des préfixes et des suffixes dotés d’une valeur précise. Deux exemples valent d’être rapportés car il s’agit, d’après les auteurs, de deux termes crées par Platon mais oubliés par nos dictionnaires contemporains. “Timocratie” tout d’abord, forgé à partir de “timé” (marque d’honneur) : ainsi désignait-on un régime où ceux qui recherchaient avant tout les honneurs commandaient (La République, 545, B). ”Théâtrocratie” ensuite, qui fait penser à la société du spectacle de Guy Debord, mais c’est un faux-semblant. Il s’agit plutôt d’une démocratie où tout le monde se croit compétent sans avoir rien appris, du théâtre comme des autres disciplines ; ceux qui en sont en tirent le plus souvent une assurance qui les mène à l’impudence; dès lors ils se croient tout permis, refusent l’autorité, les lois, le serment, l’engagement … (Les Lois, 701, A, 3) “Timocratie” et “Théâtrocratie” sont effectivement deux mots introuvables de nos jours. Dans les dictionnaires. Car dans la vie, les réalités qu’ils recouvrent sont aveuglantes et assourdissantes. Il serait peut-être temps d’accorder les uns avec les autres. Grâces soient rendues à Jacqueline de Romilly qui oblige la masse des oublieux à payer la dette de notre culture à la Grèce ancienne Pour autant, malgré la proximité offerte par le Collège de France, son hellénisme était aux antipodes de celui de l’école des Vernant, Gernet, Mossé, Vidal-Naquet. Disons qu’il était plus classique et, partant, plus accessible au grand public, ce dont elle s’enchantait, n’ayant d’autre but que de transmettre et faire passer le message au plus grand nombre.
Membre d’innombrables académies étrangères, juive selon Vichy, convertie au catholicisme il y a peu par le prêtre maronite libanais le père Mansour Labaky (« La première communion et la confirmation, à 95 ans, il était temps ! »), elle se vit accorder la nationalité grecque en hommage à son dévouement à la cause. Toutes choses que Jacqueline Worms de Romilly, née David, accueillait avec une grande élégance et une authentique humilité, sans regard et sans famille, ne cessant jamais de rendre hommage à celle à qui elle disait tout devoir : une romancière aujourd’hui oubliée du nom de Jeanne Malvoisin, qui n’était autre que sa mère.
(”Jacqueline de Romilly chez elle en 2004″, photos Olivier Roller)