De la place Tahrir à la place Rouge, la route paraît bien longue, voire improbable. Les comparaisons lapidaires affluent entre les révolutions arabes et le "printemps slave" qu'aurait lancé la mobilisation de dizaines de milliers de Russes contre les fraudes commises lors des élections législatives du dimanche 4 décembre. La prudence s'impose. Mais il est clair que ce réveil civique inattendu est un poison lent pour le pouvoir.
Les suites du mouvement ont beau être imprévisibles, rien ne sera plus comme avant. Dans une improvisation qui en dit long sur sa panique, le régime prétend répondre aux aspirations libérales d'une partie de la population en téléguidant la candidature du milliardaire Mikhaïl Prokhorov à l'élection présidentielle de mars 2012. Cela n'écarte pas la menace d'une "pékinisation" de Moscou pour policer Internet, même si Vladimir Poutine a rejeté cette idée, jeudi à la télévision.
Internet est le premier lieu de débats en Russie. Les regards se tournent vers le blogueur
Alexeï Navalny. Il achèvera ses quinze jours de détention à temps pour
prendre la tête de la manifestation du 24 décembre. Il pourrait
être consacré leader de la rue. Fort de son charisme, ce pourfendeur du
pouvoir et de la corruption se muera-il un jour en alternative ?
Une leçon majeure peut déjà
être tirée : on assiste à la fin du contrat poutinien. Sur le Net russe, on en résume les termes ainsi : saucisses contre démocratie. Depuis 2000, les Russes ont été invités à
voyager, à s'
enrichir, à se
distraire, à
plonger tête baissée dans le consumérisme. Vous voulez
partir ? Partez. Vous voulez
rester ? Respectez alors les règles du jeu. La politique, la vraie, se joue en petit comité intouchable. Un comité qui ne rend pas de comptes, si ce n'est lors de messes cathodiques scénarisées.
Dans ce système - "l'Etat de droit du plus fort" -, les élections sont une validation symbolique ; les élus de la majorité se plient aux ordres ; l'opposition tolérée est composée de partenaires du
pouvoir. La justice, elle, est instrumentalisée. Quant aux médias, à part de rares poches de résistance, ils ne sont qu'une courroie de transmission. Les mots sont vidés de leur substance et le cynisme règne. Voilà pourquoi, pendant une décennie, par réflexe de survie et par lassitude, en
souvenir aussi des années 1990 tourmentées, une majorité de Russes s'est repliée sur la vie quotidienne, sur le cercle familial.
On dit souvent que les Russes forment un peuple apathique. En réalité, les ratures sur ce contrat étaient apparues avant le 4 décembre. Mais la taille du pays, la puissance de la propagande et un désintérêt pour la Russie en Occident n'ont pas permis d'en
mesurer l'ampleur. Et puis, ce contrat, les dirigeants européens et américains l'ont aussi paraphé, dans l'espoir que la Russie devienne un partenaire fiable.
Or la société civile s'est réanimée depuis plusieurs années. Des mouvements de citoyens ordinaires, hors des organisations non gouvernementales (ONG) ou des partis, ont émergé et menacé le
pouvoir, qui assimile toute contestation à une désertion. Il y eut les automobilistes, en Extrême-Orient, protestant contre de nouvelles taxes sur les voitures importées. Il y eut les défenseurs de la forêt de Khimki, près de Moscou, que devait
défigurer un projet d'autoroute. Il y eut, aussi, ces accès de fièvre sur la Toile, lorsque l'impunité d'un fonctionnaire ou d'un élu était documentée.
Les foules qui ont manifesté le 10 décembre à Moscou et à Saint-Pétersbourg, mais aussi à Novossibirsk ou à Arkhangelsk, si loin du
pouvoir central, ne voulaient pas la révolution, mais le respect de leurs droits. Mus par la colère et l'humiliation, les manifestants se sont reconnus, comptés et encouragés sur Internet, avant de
sortir au grand jour. Pour la plupart, c'était leur toute première fois. Leurs moqueries vis-à-vis du régime rappellent irrésistiblement celles qui ont accompagné, il y a vingt ans, la fin de l'URSS.
Les fraudes en Russie sont une pratique ancienne. Pour
être réélu en 1996 face au communiste
Guennadi Ziouganov,
Boris Eltsine y avait eu recours, alors que les médias organisaient sa promotion effrénée. Mais, cette fois, l'ampleur des malversations, en contraste avec l'impopularité du parti Russie unie, a enflammé les réseaux sociaux. Fin septembre, l'annonce d'un échange de postes au printemps 2012 entre le premier ministre, Vladimir Poutine, et le président,
Dmitri Medvedev, avait tué l'hypothèse d'une libéralisation douce du système.
L'idée d'un scénario politique dicté d'en haut a exaspéré la Russie urbaine, jeune, ouverte sur le monde. Ce n'est pas toute la Russie. Il y a aussi l'autre, celle des retraités craintifs et disciplinés ; celle des fonctionnaires profitant de la corruption sans précédent ; celle des centaines de milliers d'agents de l'appareil répressif ; celle de Rosneft et Gazprom, les conglomérats pétrolier et gazier. Bref, la Russie qui s'accommode fort bien de la fameuse stabilité (
lire : stagnation), vantée par Vladimir Poutine.
Mais l'autre Russie, celle qui gronde, a placé le
pouvoir dos au mur. On souligne souvent, en Occident, les tendances autoritaires du régime russe. Elles sont réelles, mais elles ne disent pas tout. Ce
pouvoir est aussi faible, essoufflé, incapable de
former une administration moderne, de
penser une décentralisation efficace. Un système reposant sur la force plutôt que sur le droit, sur des rapports féodaux plutôt que sur des institutions, porte les germes de sa perdition. Mais à quelle échéance ?