A l'occasion de la sortie, sur notre bibliothèque électronique Librairal, de L'Etat, ses origines, son évolution et son avenir de Franz Oppenheimer,
ouvrage fondamental initialement paru en 1913, nous vous invitons à
lire la préface de cette édition électronique, annotée et augmentée.
Franz Oppenheimer,
né le 30 mars 1864 à Berlin et mort le 30 septembre 1943 à Los Angeles,
était un sociologue et économiste politique allemand. Il est pour
l’essentiel connu pour le présent ouvrage Der Staat, paru en
1908, dans lequel il développe des théories majeures sur l'origine de
l'État, et qui bénéficieront d’une longue postérité.
Oppenheimer étudie la médecine à Fribourg-en-Brisgau et à Berlin. Il
pratique ensuite à Berlin entre 1886 et 1895. Il s'intéresse
progressivement à l'économie politique et à la sociologie. Il devient à
partir de 1895 rédacteur en chef de Die Welt am Morgen.
En 1909, il obtient un doctorat en économie à l'université de Kiel,
avec une thèse sur David Ricardo, dont les idées exercèrent une grande
influence sur lui. Entre 1909 et 1917, il est Privatdozent (professeur
non rémunéré) à l'université de Berlin, puis occupe une chaire entre
1917 et 1919. Cette année, il part à l'université Goethe de Francfort
sur le Main, occuper la première chaire de sociologie ouverte dans le
pays. Il y dirigera en particulier la thèse de Ludwig Erhard, soutenue
en 1925. Il eut aussi le célèbre ordo-libéral Wilhelm Röpke comme élève.
Juif, il part en 1934-1935 enseigner en Palestine. L'année suivante,
il est fait membre honoraire de la société américaine de sociologie. En
1938, il émigre définitivement, au Japon puis aux Etats-Unis, s'y
installant sur la côte Ouest. Il participe entre autres au lancement de
l'American Journal of Economics and Sociology. Il enseigna également à l'université de Kobe.
« Moyen économique » et « moyen politique »
Pour Oppenheimer, il y a deux manières, exclusives l’une de l’autre,
d’acquérir de la richesse ; la première est la production et l’échange
volontaire avec les autres – la méthode du marché libre, qu’il appelle
« la voie économique ». L’autre manière est plus simple parce qu’elle
n’exige pas la productivité ; c’est la manière de l’accaparement des
marchandises d’une autre personne, ou de ses services, par l’utilisation
de la force et de la violence. C’est la méthode de confiscation
unilatérale, du vol de la propriété des autres. C’est la méthode
qu’Oppenheimer nomme « la voie politique » d’accroissement de la
richesse. Comme l’écrit Murray Rothbard dans
L’Anatomie de l’Etat,
il devrait être clair que l’utilisation pacifique de la raison et de
l’énergie dans la production est la voie « naturelle » pour l’homme : ce
sont les conditions de sa survie et de sa prospérité sur cette terre.
Il devrait être également clair que le moyen coercitif et exploiteur est
le contraire de la loi naturelle ; il est parasitaire car, au lieu
d’ajouter à la production, il en soustrait. « La voie politique »
siphonne la production au profit d’un individu ou d’un groupe parasite
et destructeur ; et ceci réduit non seulement le nombre des producteurs,
mais abaisse également l’incitation du producteur à produire au-delà de
sa propre subsistance. En fin de compte, le voleur détruit même sa
propre subsistance en réduisant ou en éliminant la source de son propre
approvisionnement
[1].
Etat-ours et Etat-apiculteur
Oppenheimer retrace l’histoire universelle de la constitution de
l’Etat, indépendamment des races, des époques, des ethnies, des
religions, des croyances, des latitudes. Il observe un cheminement qui,
plus ou moins lent, plus ou moins systématique, est le lot de toutes les
civilisations et de toutes les époques. La première étape de l’Etat,
c’est le vol, le rapt, le meurtre lors de combats frontaliers,
échauffourées sans fin, que ni paix ni armistice ne peuvent faire
cesser.
Peu à peu, le paysan, victime principale de ces hordes barbares,
accepte son sort et cesse toute résistance. C’est alors que le berger
sauvage, nomade et hostile, prend conscience qu’un paysan assassiné ne
peut plus labourer, et qu’un arbre fruitier abattu ne peut plus rien
porter. Dans son propre intérêt, donc, partout où c’est possible, il
permet au paysan de vivre et épargne ses vergers. La tribu de nomades
perd peu à peu toute intention de pratiquer le vol et l’appropriation
violente.
Les pilleurs ne brûlent et ne tuent plus que dans la stricte mesure
du « nécessaire », pour faire valoir un respect qu’ils estiment
salutaire, ou pour briser une résistance isolée. Mais en général, le
berger nomade ne s’approprie désormais que l’excédent du paysan. Il
laisse au paysan sa maison, son équipement et ses provisions jusqu’à la
prochaine récolte.
Dans une métaphore saisissante, Oppenheimer démontre que le berger
nomade, qui était jadis comme l'ours, qui, pour voler la ruche, la
détruit, devient progressivement, dans un second temps, comme
l'apiculteur, qui laisse aux abeilles suffisamment de miel pour les
mener jusqu'à l'hiver. Alors que le butin accaparé par la tribu de
bergers nomades n’était qu’une pure et simple spoliation, où peu
importait les conséquences, où les nomades détruisaient la source de la
richesse future pour la jouissance de l'instant, désormais, a contrario,
l'acquisition devient rentable, parce que toute l'économie est basée
sur la retenue face à la jouissance de l'instant en raison des besoins
de l'avenir. Le berger a appris à « capitaliser ».
La société est passée de l’ « Etat-Ours » à l’ « Etat-apiculteur ».
La conception libérale de la lutte des classes
Par ailleurs, Oppenheimer montre que l’histoire de toutes les
civilisations est celle du combat entre les classes spoliatrices et les
classes productives. Il inscrit son analyse de la formation de l’Etat
dans le cadre de cette théorie libérale de la lutte des classes.
Cette théorie fut d’abord l’œuvre de Charles Comte au XIXe siècle , l’auteur du journal
Le Censeur Européen et l’un des maîtres de Bastiat
[2].
Selon Comte, l’homme a le choix entre deux alternatives fondamentales :
il peut piller la richesse produite par d’autres ou il peut travailler
pour produire lui-même des richesses. On retrouve cette idée chez
Bastiat aussi : « Il y a donc dans le monde deux espèces d’hommes,
savoir : les fonctionnaires de toute sorte qui forment l’État, et les
travailleurs de tout genre qui composent la société. Cela posé, sont-ce
les fonctionnaires qui font vivre les travailleurs, ou les travailleurs
qui font vivre les fonctionnaires ? En d’autres termes, l’État fait-il
vivre la société, ou la société fait-elle vivre l’État ?
[3] ». Comme l’a fait justement remarquer Ralph Raico, la similarité entre cette analyse et celle d’Oppenheimer dans
L’Etat est
frappante. Sa genèse de l’Etat s’oppose frontalement à celle du
gentil-Etat-protecteur, dans la tradition du contractualisme des
Lumières, et inspirera Max Weber (« L’Etat, c’est le monopole de la
violence physique légitime »).
De plus,
L’Etat d’Oppenheimer est un excellent complément au livre de Bertrand de Jouvenel,
Du pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance (1945).
Là où Oppenheimer écrit, en effet : « Qu’est-ce, alors, que l’Etat
comme concept sociologique ? L’Etat, dans sa genèse (…) est une
institution sociale, imposée par un groupe victorieux d’hommes sur un
groupe défait, avec le but unique de régler la domination du groupe
victorieux sur le groupe défait, et de se protéger contre la révolte
intérieure et les attaques de l’étranger. Téléologiquement, cette
domination n’a eu aucun autre but que l’exploitation économique du
vaincu par les vainqueurs. », Bertrand de Jouvenel ajoute, comme en
miroir : « l’Etat est essentiellement le résultat des succès réalisés
par une bande des brigands, qui se superpose à de petites et distinctes
sociétés
[4]. ».
La postérité de L’Etat
Parmi les auteurs grandement inspirés par Franz Oppenheimer, on trouve indubitablement Murray Rothbard. Dans
L’Ethique de la liberté,
il considère qu’Oppenheimer définit « brillamment l'Etat comme
« l'organisation des moyens politiques ». C'est que l'Etat est d'une
essence criminelle. »
Plus encore, sa définition de l’Etat n’est qu’un prolongement des
écrits d’Oppenheimer. « L’État, selon les mots d’Oppenheimer, est l’
« organisation de la voie politique » ; c’est la systématisation du
processus prédateur sur un territoire donné. Le crime, au mieux, est
sporadique et incertain ; le parasitisme est éphémère, et la ligne de
conduite coercitive et parasitaire peut être contestée à tout moment par
la résistance des victimes. L’État fournit un canal légal, ordonné et
systématique, pour la prédation de la propriété privée ; il rend
certain, sécurisé et relativement « paisible » la vie de la caste
parasitaire de la société
[5] ».
De plus, Oppenheimer pointe du doigt une idée reprise et confirmée
par nombre d’auteurs : comme la production doit toujours précéder la
prédation,
le marché libre est antérieur à l’état.
L’État n’a été jamais créé par un « contrat social » ; il est toujours
né par la conquête et par l’exploitation. Une tribu de conquérants, qui
pille et assassine les tribus conquises, et décide de faire une pause,
car elle se rend compte que le temps de pillage sera plus long et plus
sûr, et la situation plus plaisante, si les tribus conquises étaient
autorisées à vivre et à produire, les conquérants se contentant d’exiger
comme règle en retour un tribut régulier.
Carl Schmitt ajoute : « Alors que la conception de l'Etat propre au
XIXe siècle allemand, systématisé par Hegel, avait abouti à la
construction intellectuelle d'un Etat situé loin au-dessus du règne
animal de la société égoïste, et où régnaient la moralité et la raison
objectives, [chez Oppenheimer] la hiérarchie des valeurs se trouvent à
présent inversée, et la société, sphère de la justice pacifique, se
place infiniment plus haut que l'Etat, dégradé en zone d'immoralité et
de violence
[6] ».
D’autre part, la distinction sociologique entre ceux qui vivent du
pillage (spoliation) et ceux qui vivent de la production marquera aussi
profondément les premiers intellectuels américains de la
Old Right au XXe siècle : Albert Jay Nock
[7] et Frank Chodorov.
Enfin, il est indéniable qu’Oppenheimer exerça une influence majeure
sur nombre de libéraux allemands et américains, comme Ludwig Erhard,
père du miracle économique allemand, Benjamin Tucker, Kevin Carson ou
Albert Jay Nock. Si ces personnalités ont des idées si éloignées, c'est
non seulement à cause des thèses éclairantes de l’auteur, mais aussi
parce que l'on peut tirer deux conclusions de celles-ci : soit que
l'Etat est une organisation aux fondements injustes et dont on doit se
débarrasser ou limiter le pouvoir du nuisance (perspective minarchiste
ou libertarienne), soit que l'on doive lutter contre ces injustices, y
compris par l'utilisation de l'État et la modification des attributs de
ce dernier. C'est la voie choisie par Oppenheimer, pour qui les libéraux
doivent accepter une phase de transition durant laquelle le pouvoir
politique rétablirait une situation juste. En particulier, pour
Oppenheimer, c'est la répartition de la propriété foncière qui est
injuste, répartition dont est responsable le pouvoir politique. Il
convient d'y remédier en luttant contre les excès du pouvoir politique,
qui maintient une société de classes. Pour cela, l'Etat doit être
transformé, de moyen de conservation des privilèges et des monopoles à
l'adversaire de ces derniers. Ainsi sera possible la transition entre un
régime capitaliste non libéral et une vraie économie de marché, dans
laquelle l'intérêt général sera atteint par la liberté économique
[8].
Mais surtout, de cette lutte ancestrale entre le moyen politique et
le moyen économique, le vainqueur apparaît clairement aux yeux
d’Oppenheimer. Et c’est bien cela le plus important de sa pensée. En
effet, si la tendance de l'évolution de l'Etat se révèle comme la lutte
constante et victorieuse du moyen économique contre le moyen politique,
le droit du moyen économique, le droit d'égalité et de paix, héritage
des conditions sociales préhistoriques, était à l’origine borné au
cercle étroit de la horde familiale. Autour de cet îlot de paix l'océan
du moyen politique et de son droit faisait rage.
Or, peu à peu, ce cercle s’est de plus en plus étendu : le droit de
paix a chassé l'adversaire, il a progressé partout à la mesure du
progrès économique, de l'échange équivalent entre les groupes. D'abord
peut-être par l'échange du feu, puis par l'échange de femmes et enfin
par l'échange de marchandises, le territoire du droit de paix s'étend de
plus en plus. C'est ce droit qui protège les marchés, puis les routes y
conduisant, enfin les marchands qui circulent sur ces routes. L’Etat,
ensuite, a absorbé ces organisations pacifiques qu'il développe. Elles
refoulent de plus en plus dans son territoire même le droit de la
violence. Le droit du marchand devient le droit urbain. La ville
industrielle, le moyen économique organisé, sape par son économie
industrielle et monétaire les forces de l'Etat Féodal, du moyen
politique organisé : et la population urbaine anéantit finalement, en
guerre ouverte, les débris politiques de l'Etat Féodal, reconquérant
pour la population entière avec la liberté le droit d'égalité. Le droit
urbain devient droit public et enfin droit international.
De là découle la conclusion optimiste du présent ouvrage : « Nous
sommes enfin mûrs pour une culture aussi supérieure à celle de l'époque
de Périclès que la population, la puissance et la richesse de nos
empires sont supérieures à celles du minuscule Etat de l'Attique.
Athènes a péri, elle devait périr, entraînée à l'abîme par l'économie
esclavagiste, par le moyen politique. Tout chemin partant de là ne peut
aboutir qu'à la mort des peuples. Notre chemin conduit à la vie ! »
Et nous pouvons dès lors faire nôtres les dernières phrases de L’Etat :
« L'examen historico-philosophique étudiant la tendance de
l’évolution politique et l'examen économique étudiant la tendance de
l'évolution économique aboutissent au même résultat : le moyen
économique triomphe sur toute la ligne, le moyen politique disparaît de
la vie sociale en même temps que sa plus ancienne, sa plus tenace
création. Avec la grande propriété foncière, avec la rente foncière,
périt le capitalisme.
C'est là la voie douloureuse et la rédemption de l'humanité, sa
Passion et sa Résurrection à la vie éternelle : de la guerre à la paix,
de la dissémination hostile des hordes à l’unification pacifique du
genre humain, de la bestialité à l'humanité, de l'Etat de brigands à la
Fédération libre. »
Notes
- Murray N. Rothbard, L’Anatomie de l’Etat, in Egalitarianism as a Revolt Against Nature and Others Essays, Auburn, Mises Institute, 1974, pp. 55-88, trad. F. Ribet, brochure libéraux.org, disponible sur catallaxia.
- Voir notamment : Considérations sur l’état moral de la nation française, et sur les causes de l’instabilité de ses institutions, vol. 1, pp. 1-2, 9.
- Tome VII de l’édition Guillaumin des Œuvres complètes de Bastiat, texte 60.
- Du Pouvoir, p. 100-101.
- Murray N. Rothbard, L’Ethique de la liberté, trad. F.
Guillaumat et P. Lemieux, Les Belles Lettres, 1991 ; nouvelle édition,
préface de Jérémie Rostan, Les Belles Lettres, 2011.
- Carl Schmitt, La notion de politique, 1932.
- Albert Jay Nock a écrit vivement que « l’Etat clame et exerce le
monopole du crime (…) Il interdit le meurtre privé, mais lui-même
organise le meurtre à une échelle colossale. Il punit le vol privé, mais
lui-même fait main basse sans scrupule sur tout ce qu’il veut, qu’il
s’agisse de la propriété d’un citoyen ou d’un étranger. », Nock, On Doing the Right Thing, and Other Essays (New
York, Harper and Bros., 1929), p. 143 ; cité in Jack Schwartzman,
« Albert Jay Nock—A Superfluous Man, » Faith and Freedom (December,
1953) : 11.
- Franz Oppenheimer, « Praktische Ökonomik und Volkwirtschafspolitik », Annalen der Naturphilosophie, 12, 1913, p.22, cité par N. Goldschmidt, p. 966.