> Les informaticiens abrègent à haut débit
Les SSII sont un monde d’acronymes. Chez Aubay, dont l’effectif est constitué à 95% d’ingénieurs informaticiens, les IHM (interfaces hommes/machines), GDB (gestion de bases de données), FAQ ("frequently asked questions") et FAI (fournisseurs d’accès à Internet) fusent. Chacun son camp : les uns se rangent dans la MOA (maîtrise d’ouvrage), les autres dans la MOE (maîtrise d’œuvre). Le virus touche même la définition des postes : Le DP (directeur de projet) coiffe le CP (chef de projet). L’AP (analyste programmateur) côtoie l’IR (ingénieur réalisation). Les informaticiens jargonnent sans vergogne : ils ne disent pas relancer mais "rebooter" un PC. Ils ne programment pas mais «instancient» telle ou telle fonction. Et quand ils se perdent en conjectures dans un projet nébuleux, ils disent "stop au vaporware" ! "Mais, s’interroge malicieusement Jeanne Bordeau, faut-il vraiment s’étonner d’entendre parler d’ADSL et de RAM quand la commission nationale informatique et liberté elle-même se laisse appeler Cnil ?"
> Les industriels adorent le "globish english"
"Dans l’industrie, on s’exprime avec la tête, pas avec les tripes", résume un ingénieur d’une entreprise publique. Et c’est vrai qu’en règle générale, dans cette corporation, on réfléchit avant de prendre la parole. Les échanges sont synthétiques, y compris à l’heure des pauses, où l’on manie un humour lapidaire. On use d’un langage technique précis, rigoureux, voire élitiste. "Nous nous comprenons entre pairs et éprouvons un sentiment de supériorité à maîtriser des termes que les autres ignorent", confirme le même ingénieur. Jusqu’à ce que cela coince… Ainsi, un autre ingénieur qui exposait son parcours à un représentant de la DRH a été prié de s’expliquer après avoir annoncé : "A la direction de la stratégie, j’ai fait de l’équilibre entre demandes." Dans les multinationales, ce sont bien sûr les anglicismes qui font fureur. Chez Airbus à Toulouse où coexistent plus de 100 nationalités, on se réunit à la FAL ("final assembly line"), quand on ne se donne pas rendez-vous au "mock-up", c’est-à-dire au centre de maquettes. L’avionneur a même inventé un terme franglais, "la communalité", pour évoquer la similitude entre deux cockpits.
> Les banquiers poétisent le cash-flow
A moins d’être un ha bitué des salles de marché, difficile de comprendre le sabir des traders. "Il y a une "greenshoe" de 10%, ça va nous permettre de ravaler le "flow back"", commente l’un d’eux en découvrant un cours de Bourse chahuté. Les chartistes (c’est quand même plus chic qu’analystes graphiques) ont le vocabulaire le plus imagé, puisqu’ils ont le bonheur de jongler avec des "chandeliers japonais" (rectangles représentant les variations d’un cours) ou des «Adam et Eve» (figures indiquant un retournement de tendance). "Nous avons aussi nos expressions familières", s’amuse Jean-Emmanuel Vernay, directeur général délégué de la société de Bourse Invest Securities. Et de citer deux exemples : "Y a de la colle" (lorsque les titres ne se vendent pas) et "Il a fait un gros doigt" (quand un confrère a tapé un mauvais chiffre en passant un ordre). Il faut revenir dans le monde des banques de réseau pour retrouver des échanges plus feutrés. Les conseillers bancaires comparent rituellement leurs "états du matin" – autrement dit, la comptabilité des écritures enregistrées au-delà des normes. Et, en fin de semaine, ils sont priés de rendre leur "production" – comprenez le détail des ventes de leurs produits financiers.
> Les pubards carburent à la branchitude
Cette tribu ultratendance est peuplée de monomaniaques passionnés. Entre eux, les publicitaires parlent de qui a fait quoi, de tel directeur de création sur le départ, du dernier spot ou du réalisateur en vogue. On frime beaucoup en abusant du "name dropping" – ou "lâcher de noms" –, histoire de simuler une familiarité avec les grands du métier. En réunion interne, on s’autorise aussi des expressions triviales du genre "Tu branles le mammouth" ou "Tu peignes la girafe". Traduction : "Tu parles pour ne rien dire." On invente des mots branchés : "Trop kitchos cette annonce !" – comprenez : trop deuxième degré. On multiplie les abréviations occultes : "Les setras (seniors traditionalistes) sont cœurs de cible." Et quand un chef de pub demande à un stagiaire de "faire péter le Kadapak", ce dernier a intérêt à courir ventre à terre lui chercher le carton renforcé sur lequel on colle les maquettes de projets. Qui sait ? Peut-être que parmi elles le client identifiera une pépite. Pardon : une "nugget".
La grande distribution se gave d’images crues
Au détour d’une travée d’hypermarché, vous croiserez vers 16 heures des chefs de rayon en pleine "réouverture" (rangement à mi-parcours d’une journée de chiffre d’affaires), en train de remettre de l’ordre dans leur "came" (marchandise) et de trier les "ovnis" (produits étrangers au rayon). Dans le monde très concret de la distribution, le vocabulaire est imagé, plein de bon sens et il est partagé par tous. "Même sur un site de 600 salariés, tout le monde se connaît et les échanges sont très francs, d’un bout à l’autre de la hiérarchie", souligne Nathalie Roche, la directrice du magasin Auchan de Fontenay-sous-Bois. L’univers est rugueux et les expressions parfois martiales, voire triviales. "On a la gagne au CUG (code unitaire de gestion) !" exhorte le patron pour signifier qu’on ne peut faire de chiffre d’affaires qu’en s’intéressant à chaque produit. "Peux-tu dégerber cette palette avec ton Clark ?" demande-t-on pour retirer un lot de marchandises de l’entrepôt grâce au chariot élévateur. Sur le terrain, on s’exprime par raccourcis : le panneau d’affichage au-dessus d’une tête de gondole ? Un 60 x 60. Le terminal portable sur lequel chacun suit ses stocks ? Le TP. Il arrive même que les acronymes se transforment en verbes. Ainsi le POS (plan d’occupation des sols du magasin) vient récemment d’inspirer l’expression "posser une opération", qui signifie la mettre immédiatement en tête de gondole. Dans les supermarchés, le vocabulaire n’en finit pas de se réinventer.
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