Contrepoints a déjà abordé le problème de la réforme des professions réglementées et de la lutte du gouvernement pour aller vers plus de « concurrence ». À ce sujet les libéraux sont souvent déboussolés devant l’action gouvernementale en ce qu’elle défend des notions authentiquement libérales : concurrence, déréglementation, et peuvent être alors tentés d’apporter leur soutien au gouvernement dans cette volonté de réforme ; au pire, ils demeurent circonspects, attendant de voir ce que cela donne, sans réagir.
Et c’est bien dommage, car il faudrait lutter frontalement contre ces politiques gouvernementales, pour la bonne raison que « concurrence » ou « déréglementation » ne signifie pas du tout la même chose pour les libéraux et les technocrates qui nous gouvernent ; pour les libéraux, il s’agit de liberté. Pour les technocrates, il s’agit de pouvoir.
Sens libéral des mots
Pour les libéraux, la « concurrence » est le résultat d’un principe bien plus fondamental : la liberté d’entreprise. Parce que les hommes sont libres d’entreprendre dans une activité, un secteur rentable appellera nécessairement de nouveaux acteurs recherchant le profit, et la compétition favorisera le consommateur. Ce sort favorable du consommateur n’est pas recherché : c’est le résultat bienvenu du respect d’une liberté fondamentale de l’individu, celle de se lancer dans l’activité qu’il voudra et de tenter d’y exceller. Corrélativement, pour les libéraux, « déréglementer » c’est faire sauter les obstacles à la liberté d’entreprise ; et par ricochet, favoriser la concurrence, mais encore une fois ce n’est pas là le principe fondamental.
En résumé, pour les libéraux, « concurrence », « déréglementation » et « liberté d’entreprise » sont trois mots qui se répondent, se complètent. Ces mots n’ont pas du tout le même sens pour les technocrates, pour la raison qu’ils ne découlent pas des mêmes principes fondamentaux.
Sens technocratique des mots
Pour les technocrates, la « concurrence » est un instrument de gouvernement visant à obtenir certains résultats économiques jugés importants à un moment donné ; il est totalement déconnecté de l’idée de liberté d’entreprise. À tel point que pour les technocrates, la « concurrence » s’obtient précisément par la « réglementation », qui a le même sens que chez les libéraux, à savoir un obstacle à la liberté d’entreprendre, mais dans une acception positive pour les technocrates qui pensent que la libre entreprise, c’est le chaos.
Les technocrates refuseront l’existence d’un géant s’imposant comme le seul acteur de référence dans un secteur d’activité (comme Google) et préféreront, plutôt que d’instaurer une liberté d’entreprise autorisant de tels géants à apparaître par sélection naturelle, et sans songer au fait que la liberté d’entreprise leur permettrait tout autant de disparaître s’ils devenaient inefficaces, favoriser l’émergence de plusieurs grands groupes entre lesquels s’instaurerait un équilibre censé « garantir » cette concurrence, gage d’efficacité économique optimale selon ces technocrates. Cette émergence est comme maintenue par la mise en place d’une réglementation idoine.
Pour les technocrates, la « déréglementation », c’est la suppression de tous les obstacles juridiques au gouvernement. Ce n’est pas le contraire de la réglementation (ce qui est confondant pour les gens de bon sens, mais n’oublions pas que nous parlons de technocrates) puisque celle-ci sert le gouvernement. La déréglementation est la destruction des garanties précédemment accordées, pour des questions d’opportunisme, à certaines professions. On pourra, par exemple, tantôt imposer à des banques des règles prudentielles, parce que l’on a été échaudé par une récente crise, tantôt supprimer ces règles prudentielles parce que le marché immobilier baisse et que l’on souhaite le relancer en poussant les banques à prêter.
En résumé, « déréglementer » ne signifie jamais, dans la bouche et l’oreille d’un technocrate, « libéraliser ». Cela signifie toujours « intervenir » ou « diriger ». Cette concurrence n’est pas destinée à favoriser le consommateur : quand elle le fait, ce n’est que par un heureux hasard.
Son but principal est de placer sous le contrôle de l’État les pans de l’économie concernés, de la manière la plus efficace possible. Là où un monopole peut devenir incontrôlable car trop puissant, là où la liberté d’entreprise exclut l’État d’une activité économique, l’oligopole permet à l’État la mainmise la plus complète sur une économie. Il s’agit donc de diviser pour mieux régner, mais point de trop diviser, car l’on risquerait de ne plus régner du tout.
La Technocratie : sa vie, son œuvre
Pour bien comprendre ce fossé entre la conception libérale et la conception technocratique des mots, un petit rappel de la nature et de l’évolution récente de la technocratie s’impose. Le technocrate est un individu animé par l’idéal positiviste du modèle parfait, de l’équilibre perpétuel par combinaison des systèmes : il n’y a pas de système bon ou mauvais, le libéralisme et le socialisme ne sont pas des conceptions politiques radicalement différentes. Pour les technocrates, le pragmatisme est la seule idéologie, et les systèmes de pensée économiques ne sont que des boîtes à outils qu’on peut mélanger à loisir, et qu’on doit mélanger jusqu’à atteindre la machine économique parfaite.
Les technocrates ne sont cependant pas, même si ils se plaisent à penser le contraire, de purs pragmatiques, ce qui les placerait au-dessus de la mêlée de tous ces gens cherchant à s’appuyer sur des principes fondamentaux, qu’ils regardent comme des superstitieux. Ils ont eux-mêmes une idéologie pour fonder leur pragmatisme. L’idéologie fondamentale des technocrates est sans doute la plus simple qui soit : pour atteindre les meilleurs résultats socioéconomiques le monde a besoin d’être gouverné par des gens pragmatiques qui savent analyser et prendre les bonnes décisions, c’est-à-dire par les technocrates.
Ainsi donc la seule chose sur laquelle le pragmatisme des technocrates ne reviendra jamais, c’est sur l’utilité des technocrates eux-mêmes, qui est axiomatique.
Revenons-en plus précisément à notre sujet : d’où vient l’amour de la « concurrence » des technocrates ?
Pendant longtemps, les technocrates ont été partisans d’un socialisme intégral : la technocratie contrôlant tout, partout, la planification parfaite devait conduire à un résultat social et économique optimal. Las, l’échec soviétique a montré que le socialisme intégral n’était pas l’équilibre perpétuel, l’horloge bien réglée qu’ils imaginaient. Ils ont compris qu’un système entièrement étatisé, avec des monopoles, ne fonctionnait pas, était économiquement inefficace.
Leur pragmatisme les a donc poussés à rechercher un système plus efficace, tout en conservant pour eux le même rôle directeur dans l’économie. Ils ont alors récupéré, dans la « boîte à outils » libérale, l’idée de concurrence. C’était l’élément qui manquait dans le système monopolistique : sans le fouet de la compétition, les monopoles s’endormaient, n’innovaient plus, ne faisaient pas l’effort de s’adapter. Cela aurait pu être un succès de la pensée libérale si les technocrates avaient compris que la concurrence devait être liée à la liberté d’entreprise ; mais alors cela aurait conduit à nier toute légitimité au technocrate. En ne prenant que la concurrence, les technocrates sauvegardaient leur système de pensée. C’est toute la supériorité du pragmatisme sur la raison : en évitant d’aller au bout d’une idée, on espère en éviter les conséquences.
Les technocrates ont donc parié sur une concurrence artificielle, orchestrée par eux comme ils avaient orchestré les monopoles. La concurrence artificielle, manifestée par l’émergence de quelques grands groupes étroitement encadrés et surveillés par la technocratie, devait dépasser en efficacité les monopoles, garantir des entreprises un effort d’innovation et d’adaptation, tout en maintenant la capacité de direction technocratique. C’est pourquoi, depuis une trentaine d’années, nous vivons dans un système technocratique oligopolistique : il s’agit de créer dans chaque secteur d’activité non pas un monopole, peu efficient, ni une concurrence authentique fondée sur la liberté d’entreprise, incontrôlable, mais un système dans lequel une poignée de « fleurons » se partagent un marché.
Notons en passant qu’il y a schématiquement deux types de technocrates : ceux qui ont un véritable souci de « faire tourner la machine économique au mieux », et qui pratiquent le dirigisme par cette intention louable, et ceux qui ont le souci de renforcer le pouvoir de l’État, et ainsi leur propre position sociale et économique.
La distinction est bien sûr schématique, la plupart des technocrates étant probablement animés par les deux soucis, avec des dosages aussi divers qu’il y a d’individus, puisque celui qui veut diriger l’économie avec de bonnes intentions sait pertinemment que pour mettre en œuvre ses bonnes intentions il lui faut acquérir le pouvoir de diriger comme il l’entend, et celui qui veut acquérir le pouvoir cherche à mettre en place le système le plus pérenne possible.
L’une et l’autre préoccupations se retrouvent également chez les politiciens, sur le soutien desquels les technocrates peuvent donc compter, la plupart du temps.
Pour ce qui est du second point de vue, il faut comprendre que l’oligopole, la concurrence organisée entre grands groupes, est le système optimal pour l’État.
L’État ne peut se satisfaire de monopoles, d’une part parce que les monopoles, à l’abri de la compétition, tendent à être inefficaces, d’autre part parce qu’un monopole est un monstre susceptible d’échapper au contrôle de l’État, de constituer un État dans l’État, impossible à manipuler, impossible à réformer au gré des nécessités, bref un obstacle à la puissance de l’État technocratique.
Et l’État ne peut se satisfaire de la liberté d’entreprise pour la raison évidente que la liberté signifie l’absence de pouvoir de l’État.
Les technocrates ont compris cela, et l’oligopole, la concurrence dirigée, est le modèle qu’ils s’appliquent à mettre en place depuis des décennies. Dans les années 1980 et 1990, la politique gouvernementale a conduit, dans l’industrie, à faire émerger ou consolider quelques grands groupes, que l’on trouve aujourd’hui dans le CAC 40, au détriment du tissu des PME exportatrices.
Aujourd’hui, l’État technocratique compte faire la même chose avec les « professions réglementées » : fonctionnarisation croissante des médecins, mais aussi des avocats par la systématisation d’une tarification légale et à terme une généralisation de l’aide juridictionnelle semblable à celle du tiers payant dans le domaine de la santé ; viendra bientôt le moment où les contrats « protection juridique » proposés par les assurances deviendront aussi obligatoires que les mutuelles, et dont le choix sera probablement autant imposé aux salariés. Disparition des professions libérales comme les huissiers, et d’autres, remplacées par de grandes structures nationales également encadrées par une tarification légale.
La manœuvre permettra de pousser encore un peu plus loin le modèle économique français structuré comme suit : un noyau de grands groupes acoquinés avec l’État et permettant à la technocratie, constituant les cadres de l’Administration comme ceux de ces grands groupes, de diriger facilement l’économie et donc de « tenir » le pays, autour desquels gravite la masse des commerçants et artisans, juridiquement « indépendants » mais économiquement dépendants de ce noyau-moteur, et enfin la masse des assistés, volontaires ou contraints par la réglementation, et servant de clientèle à l’État technocratique.
Trois masses : l’État, les grands groupes et leurs salariés ; les indépendants et leurs salariés ; les assistés. La deuxième est celle qui rapporte le plus en impôts nets. La troisième est le client politique de la première. La première est celle où se concentre le pouvoir, et qui par son positionnement dans le commerce international est nécessaire au financement de la seconde ; mais il faut bien voir que ce positionnement mondialisé a été capté, précisément par réglementation : dans une économie saine, le tissu des petites entreprises intégrées à l’économie mondiale devrait être bien plus grand, et ce type d’entreprises ferait partie de la deuxième masse. De manière générale, dans une économie libre, les première et deuxième masses seraient marginales, la deuxième prépondérante. Son rétrécissement au profit des deux autres est le signe d’une économie malade de son État technocratique.
Que nous, libéraux, ne nous laissions donc plus berner par l’emploi de mots qui nous sont chers. Il n’est pas supportable de voir des libéraux, régulièrement, applaudir Jacques Attali quand il dit qu’il faut déréglementer telle ou telle activité, mettre de la concurrence ici ou là. Quand il dit cela, il ne dit pas ce que nous entendons. Les technocrates ne mettent pas le même sens derrière les mêmes mots, ils ont un système de pensée radicalement différent qui dévoie des termes et égare bien des libéraux.
La réalité est simple : les technocrates ne sont jamais des amis de la liberté et ne le seront jamais. Ils sont les amis de l’efficacité gouvernementale dans la mesure où celle-ci les maintient au pouvoir, ce qui est pour eux une limite sacrée et, pour ladite efficacité, une sacrée limite.
Le fait que les libéraux se laissent berner par les technocrates est dommageable à deux titres :
- cela les détourne d’un combat contre la progression de la technocratie, et pire encore favorise cette progression ;
- cela détourne des libéraux un tas de membres des professions concernées, qui se persuadent qu’ils sont victimes du libéralisme, alors que par leur caractère indépendant, par la nature même de leurs professions, ils devraient souvent être acquis aux idées libérales.
Pour terminer sur un exemple historique, que nos lecteurs se souviennent que lorsque l’État royal absolutiste, avec le chancelier Maupeou, mit fin à la patrimonialité des offices de judicature en 1771, ce n’était point pour « libéraliser » la profession, mais la remplacer par un corps de fonctionnaires.
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