Véritable arlésienne de la gauche depuis Lionel Jospin, la réforme des allocations familiales devrait finalement prendre corps ce lundi afin de combler les deux milliards de déficit attribués à la branche famille. Dans quelle mesure ce déficit est-il vraiment celui de cette branche ?
Michel Taly : C’est effectivement la première question à se poser. Trop souvent, dans les prises de position que l’on lit sur ce sujet, on passe directement à la comparaison des différentes solutions techniques sans analyse de la finalité : que veut-on faire ? Dans un régime social contributif (les prestations bénéficient à un groupe qui les finance par des cotisations, par exemple : une mutuelle), il est normal de présenter aux membres du groupe un choix entre baisser les prestations ou augmenter les cotisations. Mais un système national de protection sociale n’est jamais purement contributif : il y a des personnes qui en bénéficient sans cotiser (les fameuses "charges indues" souvent dénoncées par les gestionnaires des régimes sociaux) et il y a des financements par la fiscalité (la CSG notamment) qui font que des personnes payent sans que cela leur donne des droits supplémentaires. Il n’est donc pas possible de présenter directement une approche budgétaire du problème, sans passer par une analyse de la politique familiale elle-même : le système est-il trop généreux (il s’agit bien sûr d’une appréciation relative, notamment en relation avec la situation économique) ou faut-il trouver de nouveaux financements, quitte à faire des économies ailleurs, pour ne pas augmenter la pression fiscale globale. S’il est trop généreux, est-ce pour tous les bénéficiaires ou certains groupes seulement ? En considérant comme alternatives des solutions qui consistent toutes à prélever une somme donnée sur un même groupe de bénéficiaires, on pose implicitement un diagnostic sur les dépenses (le caractère "exagéré" des prestations dont bénéficient ce groupe), ce qui est paradoxal, puisque, apparemment, on parle de recettes.
Henri Sterdyniak : Il est bien évident qu’il n’y a pas eu d’explosion du nombre d’enfants, ni chez les familles aisées ni chez les autres, qui aurait engendré un déficit de deux milliards d'euros. Les allocations familiales n’ont pas augmenté en pouvoir d’achat depuis 1984 ; elles ont donc baissé par rapport aux salaires qui sont la base des cotisations. La branche famille devrait donc être naturellement excédentaire. Cependant, cette branche s’est fait "chiper" 9 milliards d'euros qui ont servi à financer les majorations de retraites, pour les personnes ayant élevé plus de trois enfants - autrefois payées par les retraites. On lui a notamment pris 4,5 milliards pour financer l’assurance vieillesse des parents au foyer. Prestations dont personne ne bénéficie puisque les concernés ne sont pas encore à la retraite. A cela, s’ajoute les cinq points d'emploi manquant par rapport à 2007, soit 2,5 milliards de cotisation d’assurance famille qui s'ajoute à ce déficit en situation conjoncturelle déprimée. Nous n'avons donc pas été trop généreux avec les enfants, c’est plutôt même l’inverse.
Si la branche famille n’est pas structurellement déficitaire, est-ce aux familles de payer qu’elles soient aisées ou pas ? Et sinon qui doit le faire ?
Henri Sterdyniak : La mauvaise conjoncture que traverse notre pays nous contraint à accepter les déficits ainsi que l'idée qu’ils doivent être comblés par le retour à la croissance plutôt que par une pression sur les allocations familiales qui risque de faire chuter la consommation et de nous faire entrer dans une spirale dépressive. Je ne crois pas qu’il soit positif pour le pays d'établir une logique d’opposition entre la famille et les retraites. Cela n’empêche pas pour autant de constater que la branche famille n’est pas structurellement déficitaire et que les familles avec enfants ont un niveau de vie toujours plus faible que celui des familles sans enfants.
Il faut donc arrêter de faire payer ces familles car leur prendre à elle c’est prendre aux gens ayant un niveau de vie plus faible que la moyenne de la population. Il n'est pas forcément une bonne chose qu’un couple de 35 ans et ses trois enfants aient un niveau de vie inférieur à celui d'un couple de 55 ans qui n’en a plus à charge. La France a besoin de femmes qui travaillent et qui ont des enfants en même temps. Ces femmes appartiennent à ce que l’on appelle des couples biactifs pour qui avoir des enfants est une importante contrainte sur le plan technique, financier et autres. Il faut donc les aider plutôt que de les handicaper. Avoir des enfants est l’une des seules réussites du modèle français, pas question donc de remettre cela en cause.
La justification tacite de ce genre de réformes est bien souvent "une justice sociale" que le modèle actuel ne respecterait pas. Dans quelle mesure le projet du gouvernement améliore/réduit-il la justice sociale ?
Michel Taly : Toutes les solutions évoquées consistant à baisser les prestations ou augmenter les impôts des familles ayant les revenus les plus élevés, cela signifie que l’on considère qu’il y a, pour les familles, un problème d’équité verticale (on aide trop les familles ayant des revenus élevés par rapport à celles qui ont des revenus plus faibles).Ce faisant, on occulte les problèmes d’équité horizontale, c’est-à-dire, à revenu égal, la situation des ménages qui ont des enfants par rapport à ceux qui n’en ont pas : le système de prestation et d’impôts, pris globalement, compense-t-il suffisamment (ou trop) la charge des enfants ? Et on occulte aussi le fait que la question d’équité horizontale ne se pose pas de la même manière pour la politique familiale et pour l’impôt :
- Pour la politique familiale, la question est : pour les ménages à revenu faible ou moyen, de combien faut-il alléger la charge financière due aux enfants pour que la décision d’en avoir ne soit pas (trop) influencée par les conditions financières ? Et pour les ménages à revenus élevés, la question subsidiaire est : puisque, pour eux, la décision d’avoir ou non des enfants n’est absolument pas conditionnée par les questions financières, faut-il quand même leur donner une prestation et si, oui, doit-elle être de même montant que pour les autres ménages ? En France, cette question s’attaque au tabou de la "prestation universelle", ce qui explique la tentation de la contourner par des modalités techniques qui évitent de l’aborder frontalement.
- Pour l’impôt, la question est toute autre : indépendamment de l’incidence des questions financières sur la décision d’avoir des enfants, comment appliquer le principe "à revenu égal, impôt égal" ? Comment égaliser l’effort fiscal (la "pénibilité" de l’impôt) entre ceux qui ont des enfants et les autres ? Jusqu’à quel point faut-il tenir compte du fait que, plus les revenus sont élevés, plus on dépense pour ses enfants ? La France a choisi un système, le quotient familial, qui crée une certaine progressivité des dépenses dues aux enfants qui sont déduites du revenu avant de calculer l’impôt. Mais cette progressivité s’arrête à un certain niveau de revenu, car l’avantage du au quotient familial est plafonné. D’autres pays ont préféré déduire du revenu, pour tous les ménages, une même somme par enfant.
Bien entendu, pour chacune de ces questions, il n’y a pas de réponse scientifique. Le "bon" niveau résulte de choix politiques et peut varier d’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre.Mais pour que ces choix soient clairs, il faut éviter de mélanger les genres. Or, c’est ce qu’on a fait en France en décidant que les prestations familiales ne seraient pas imposables. En ne mettant pas tous les revenus dans le revenu imposable, on fausse l’appréciation de la capacité contributive et donc le diagnostic sur l’équité horizontale.
Quels sont les avantages et les inconvénients des deux options soulevées par le gouvernement, à savoir la fiscalisation des allocations et l'abaissement du plafond du quotient familial ?
Michel Taly : Les deux solutions ont des effets très différents : l’abaissement du quotient familial ne concerne que les ménages dont l’avantage fiscal actuel est compris entre le plafond actuel et le nouveau plafond. Ceux qui ont des revenus plus faibles ou plus élevés ne sont pas concernés. Cela a un sens si le but de la réforme est de modifier l’appréciation de la capacité contributive des contribuables, donc, si la finalité est une réforme de l’impôt sur le revenu. La fiscalisation des allocations concerne tous les ménages, même ceux qui ne paient pas d’impôt, car cela va augmenter leur revenu imposable qui est utilisé par beaucoup d’institutions publiques ou privées (aides sociales, tarif de cantines ou de colonies de vacances …). C’est une remise à plat vertueuse, mais à haut risque, qui serait disproportionnée si la finalité n’est pas de procéder à une réforme d’ampleur de la politique familiale, mais simplement de trouver un ou deux milliards.
Reste une troisième solution, qui est de rendre les prestations elles-mêmes dégressives et de les supprimer au -dessus d’un certain montant de revenus. Une telle solution ne remédie pas à l’opacité créée dès l’origine par l’exonération des prestations, mais elle permet de ne toucher que les titulaires de revenus moyens, sans toucher les ménages à faible revenu et sans épargner les revenus les plus élevés. Elle a l’avantage de rester au sein de la politique familiale, sans toucher à la logique interne de l’impôt sur le revenu. Elle est certes complexe à mettre en œuvre, mais les échanges d’information entre l’administration fiscale et les caisses d’allocations familiales sont autorisés et l’informatique a fait de tels progrès que cela paraît envisageable.
De quoi témoigne cette logique ?
Henri Sterdyniak : S'en prendre aux familles est une faute morale, d’autant plus que les enfants ne votent pas. Une famille avec trois enfants ne représente pas cinq voix, ce qui pourtant changerait les choses. Il s’agit donc d’une sorte de lâcheté électorale, un manque de courage. De plus, tout le monde sait que les familles des classes moyennes se sont accoutumées du fait d’avoir des aides très faibles, qu’elles se sont résignées et qu’elles n’iront pas manifester contre ce genre de mesures. Ce n’est pas juste socialement. Il y a une sorte de sacrifice de la jeunesse alors que nous avons besoin d’enfants à tous les niveaux de la société et pas seulement dans les classes les moins aisées, ce qu’encouragerait une telle mesure.
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