Il y a quelques mois, Contrepoints avait proposé à ses lecteurs une traduction de l'article
du blogueur hongrois Andor Jakab, qui avait atteint une certaine
notoriété sur la toile et dans lequel il relatait les difficultés d'un
entrepreneur à embaucher un salarié. Georges Kaplan nous propose
aujourd'hui une analyse comparable dans le contexte français.
En tant que patron et actionnaire unique, je n’embaucherai un salarié
que si j’ai des raisons objectives de penser que sa contribution aux
résultats de ma petite entreprise sera supérieure ou au moins égale à
son salaire. Je sais bien que les marxistes appelleront ça de
l’exploitation mais je me permets de vous rappeler que, dans cette
opération, celui qui prend tous les risques, c’est moi. C’est le
principe du capitalisme : celui qui investit ses économies et s’endette
même parfois lourdement pour créer son entreprise, c’est le patron.
Celui qui devra faire la variable d’ajustement si son salarié est
malade, en vacances ou en congé-maternité, c’est le patron. Celui qui
devra réduire ses émoluments, ne rien gagner du tout ou même perdre de
l’argent si ses affaires périclitent, c’est le patron. Si les
bolchéviques veulent éviter d’être exploités, je les invite à créer
leurs propres boîtes ; on en reparlera. En attendant, celui qui risque
la faillite, celui qui travaillera 60 heures par semaine sans même être
sûr de pouvoir se payer, c’est moi. Alors oui, je vous le confirme, je
n’embaucherai quelqu’un que si j’ai de bonnes raisons de penser que j’ai
quelque chose à y gagner.
Mais je suis un garçon optimiste et, à vrai dire, le simple fait
d’avoir quelqu’un avec qui discuter durant mes journées de travail est
une perspective qui m’est agréable. Aussi, suis-je prêt à embaucher un
salarié pour peu que sa contribution au résultat de mon entreprise
rembourse son salaire ; c'est-à-dire que je ne gagnerai rien et, qu’au
sens marxiste du terme, je ne l’exploiterai pas. Par exemple, si je
rencontre un candidat qui, selon mes estimations, est capable de générer
4 215 euros de bénéfices pour mon entreprise, je suis prêt à le payer 4
215 euros [1].
Un salaire de 4 215 euros, ça peut vous sembler beaucoup mais
n’oubliez pas que sur cette somme, je devrai payer 689 euros de charges
sociales dites « salariales » et 1 400 euros de charges sociales dites «
patronales » : après ces prélèvements obligatoires, la somme que je
verserai effectivement sur le compte de mon employé – son salaire net –
ne sera plus que de 2 126 euros. Et ce n’est pas fini : sur son salaire
net, il devra vraisemblablement s’acquitter de 168 euros d’impôt sur le
revenu et d’au moins 125 euros de TVA ce qui fait qu’au total, sur les 4
215 euros que je débourserai chaque mois, il disposera d’un salaire
disponible après impôts de 1 833 euros ; le solde, 2 382 euros, 56,5% de
son salaire réel, étant ponctionné par l’État. C’est, selon une étude
récente de l’Institut Économique Molinari réalisée sur la base de données fournies par Ernst & Young [2],
le deuxième taux de fiscalisation le plus élevé de l’Union européenne
après la Belgique (59,2%). Avec ces 1 833 euros il devra se loger,
s’habiller, se nourrir, payer ses factures et, s’il en reste un peu, il
pourra s’offrir quelques loisirs.
Et ça, voyez-vous, c’est déjà un gros problème. C’est un gros
problème parce que j’ai beau accepter de ne pas gagner un centime grâce
au travail de cet hypothétique salarié, j’ai tout de même besoin d’un
type compétent et motivé. Si c’est pour me coltiner un incompétent
notoire ou un bonhomme qui n’en fiche pas une et va finir par couler ma
boîte, pardon, mais je préfère faire sans. Seulement voilà : à 2 126
euros nets par mois, même pas deux fois le Smic, ça commence à être très
juste pour motiver des gens du calibre dont j’ai besoin et ce, d’autant
plus que si l’un de mes concurrents anglais avait la même idée que moi,
le salaire disponible après impôts de mon employé serait 47% plus élevé
outre-manche qu’à Marseille. Autant vous dire que pour un employeur
français, la concurrence est rude. Oh ! Bien sûr, me direz-vous, il y a
bien des gens qui sont prêts à gagner moins pour le simple plaisir de
vivre au bord de la Méditerranée ; je ne vais pas vous dire le contraire
: c’est mon cas. Mais il n’en reste pas moins que 2 126 euros nets par
mois, dans ma branche, ce n’est pas grand-chose et que ce pas
grand-chose peu vite devenir un problème.
Tenez par exemple : imaginez que j’embauche une jeune femme.
Naturellement, au sens le plus humain que ce terme puisse avoir, il
arrivera fatalement un moment où, aillant rencontré son prince charmant,
elle sera titillée par l’envie d’avoir un bébé. Elle sera donc placée
devant un choix extrêmement clair : privilégier son métier et continuer à
toucher son salaire dont elle sait qu’il n’est pas à la hauteur de ce à
quoi elle pourrait prétendre et faire un bébé et continuer à toucher le
même salaire avec l’assurance, la loi l’imposant, de retrouver son
poste à la fin de son congé-maternité. Que croyez-vous qu’elle fera ? Eh
bien, voyez-vous, pour moi ça signifie que, pendant toute la durée de
sa grossesse, non seulement elle ne rapportera pas un centime à
l’entreprise mais elle coûtera 4 215 euros par mois qui viendront en
déduction de ma rémunération ; c'est-à-dire des vacances que je peux
offrir à mes enfants, des cadeaux que j’aimerais faire à ma femme et si
ça se trouve de ma capacité à payer mon loyer. Voilà pourquoi je
n’embaucherai certainement pas une jeune femme. Croyez bien que le
regrette mais je ne suis pas riche à ce point.
Soyons optimistes et imaginons que je décide, finalement, d’embaucher
un homme ou une femme d’âge mûr qui partage mon amour immodéré pour la
citée phocéenne. Même dans ce cas, mes problèmes sont loin d’être réglés
puisque ma capacité à payer un salaire de 4 215 euros par mois est
intimement liée au chiffre d’affaires que réalise ma société. Je dois à
ce stade vous préciser que mon métier, l’activité de ma petite
entreprise, consiste à gérer un portefeuille d’actions. Vous en
conviendrez, il y a, de nos jours, des métiers qui bénéficient d’une
meilleure publicité que le mien et c’est justement là que se niche la
difficulté dont je veux vous entretenir maintenant. Je vous expliquais
plus haut pourquoi être le patron de sa petite entreprise est un métier
risqué : une des principales sources de risque tient au fait que vos
revenus ne sont pas garantis, ils fluctuent en fonction de la marche de
vos affaires et peuvent même, en période de vaches maigres, se
transformer en pertes. De toute évidence, lorsque vous êtes de surcroît
un employeur, c'est-à-dire que vous devez dans mon exemple payer vos 4
215 euros chaque mois, le risque n’en est que plus grand.
Or voilà, mon métier consistant à gérer l’argent des autres, la bonne
marche de mes affaires est naturellement conditionnée par l’existence
de clients potentiels ; c'est-à-dire de gens qui disposent d’un
patrimoine financier ; c'est-à-dire – pour reprendre la terminologie
officielle – de riches. C’est aussi simple que cela : sans riches, mon
entreprise n’existe plus et du coup, elle ne risque pas d’embaucher. Je
vais donc faire appel à votre intelligence et à votre bon sens : si vous
étiez à ma place, lorsque le président de votre pays décrète que vous
êtes son ennemi, qu’il va taxer les riches au bazooka et poursuivre ceux
qui tentent de fuir à l’étranger, qu’il va taxer les marchés
financiers, en remettre une couche sur les entreprises en général et sur
celles qui payent des dividendes en particuliers, qu’il se pique de
donner des leçons de stratégie industrielle alors que lui-même n’a
jamais rien réussi d’autre que de ruiner le département dont il avait la
charge… [3]
Vous embaucheriez, vous ? Eh bien laissez-moi vous le dire, à moins que
vous ne soyez un des très riches amis dudit président ou totalement fou
: il n’y a pas la moindre chance. Voilà pourquoi, et croyez bien que
j’en suis sincèrement désolé, je n’embaucherai pas.
De toute manière et pour être parfaitement honnête, j’ai un aveu à
vous faire : ma petite entreprise n’existe pas. Ce n’est pas que je n’ai
pas envie ni que je doute de mes capacités mais plutôt que les coûts
règlementaires qui pèsent sur la création d’une entreprise dans mon
secteur ne me permettent tout simplement pas de le faire. Nous pourrions
passer encore quelques heures ensemble – le temps que je vous décrive
par le menu ce à quoi ressemble vraiment cette soi-disant « dérégulation
de la finance » – mais je me contenterai d’un seul exemple qui, je le
crois, fixera bien les idées. Figurez-vous que, pour exercer mon métier
en France, je dois au préalable obtenir un agrément, une autorisation
administrative. Comme toute autorisation administrative, son obtention
nécessite de longues et laborieuses négociations avec l’autorité de
tutelle présumée compétente mais surtout, avant même d’entamer ce long
chemin de croix, la règlementation m’impose d’avoir embauché non pas un
mais deux salariés. C'est-à-dire que pendant environ six mois, sans même
savoir si j’obtiendrai le droit de travailler, je dois être en mesure
de financer deux emplois au tarif évoqué plus haut. Je vous fais un
dessin ?
Voilà où nous en sommes les amis. Si vous faites partie de celles et
ceux qui pensent que notre salut passera par plus de dépense publique,
plus d’impôts et plus de réglementations sachez au moins qu’au rythme où
vont les choses, il faudra bientôt prévoir un peu de la première pour
que ma famille subsiste, ne pas trop compter sur moi pour les seconds et
ne pas perdre de temps sur les dernières : il n’y aura plus grand-chose
à réguler. Lorsque vous-même ou l’un de vos enfants chercherez du
travail dans le champ de ruines que nous préparent nos bons politiciens,
vous aurez peut-être une petite pensée pour moi et pour ce job à 4 215
euros par mois que j’aurais pu vous offrir. D’ici là, bonne chance à
toutes et à tous.
NOTES:
- Je vous fais grâce des mètres-carrés, du bureau, du matériel informatique, des frais téléphoniques, de l’éventuel surcoût que représente une embauche auprès de mon comptable etc. ↩
- Cécile Philippe, Nicolas Marques et James Rogers, Fardeau social et fiscal de l'employé lambda au sein de l'UE ‐ 2012 ‐ 3ème édition (juillet 2012). ↩
- Quelques données de la gestion Hollandaise de la Corrèze selon les chiffres publiés par Bercy : un résultat comptable nettement positif en 2007 et nettement négatif en 2010, une croissance de 55% des charges de personnel et une dette qui progresse de près de 34%. ↩
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