dimanche 3 juin 2012
Comment la gauche est passée de la “morale” à la “justice”
Morale et justice. Les crédos de la
gauche sont devenus une rengaine qui l'a suivie jusque dans la victoire
présidentielle. Le politique peut-elle cependant se penser en justicière
? Est-ce vraiment le rôle de nos élus ? Une dérive de plus en plus
présente dans les discours des différents candidats.
"La justice sera le seul critère au nom duquel les décisions seront prises » a déclaré François Hollande lors de son investiture le 15 mai. Depuis
longtemps, le PS aime à dire qu’il incarne la justice, oubliant souvent
un peu vite les frasques et condamnations pénales de ses propres élus, comme il en existe dans tout groupe humain. En d’autres temps, Valéry Giscard d’Estaing lui aurait répondu « vous n’avez pas le monopole de la justice, Monsieur le successeur de Mitterrand, vous ne l’avez pas ! ».
Dans
un état de droit comme le nôtre, la justice est tout d’abord une
institution politique, avant d’être une vertu que l’on tente de
s’approprier publiquement. Il n’appartient ni à un président, ni
un parti, ni à un média, ni à aucun citoyen de dire ce qui est juste et
ce qui ne l’est pas. Cela est du ressort des juges, œuvrant en
toute indépendance. Est juste, par définition, ce que les tribunaux ont
déclaré être la justice rendue. En d’autres termes, est juste ce qui
est légal, ce qui est illégal faisant l’objet d’une condamnation
judiciaire.
Certes, il existe une morale qui tente
depuis longtemps de définir ce qui est « juste », et de donner une
dimension transcendantale à cette justice d’une autre nature que le
droit. Paul Ricœur avait particulièrement convaincu Michel Rocard en
1991 par son article dans la revue Esprit intitulé « entre le Légal et le Bon : le Juste »,
un concept qui devait servir de base à la rhétorique socialiste. En
effet, difficile de susciter l’enthousiasme populaire autour du concept
de « légalité », et quant au terme de « bon », trop proche du « bien »,
il est politiquement discrédité, trop connoté « morale chrétienne ».
Donc, la gauche a fait un choix stratégique payant : elle ne serait pas
« le camp du bien » comme lui reproche à tort une partie de la droite,
mais plus subtil, la gauche serait désormais « le camp de la
justice », n’ayant apparemment aucun scrupule à laisser entendre que
près de la moitié de l’électorat soutiendrait le « camp de
l’injustice ».
Le problème de cette
dérive sémantique est que le vote consiste à choisir entre des
programmes et des actes politiques distincts, et non pas à juger des
morales individuelles ou ce qu’elles prétendent être. Il est malsain et
dangereux de se sentir investi, par le truchement d’un bulletin de vote,
des compétences d’un auxiliaire de justice, autorisé à juger d’autres
individus. L’histoire n’est pas avare de ces représentants
auto-proclamés de la justice, qui ont souhaité accéder au pouvoir pour
libérer leur peuple. Ils se sont le plus souvent transformés en
justiciers, puis en Saint-Just, coupant les têtes au fur et à mesure que
se dressaient leurs tribunaux révolutionnaires aux jugements
expéditifs. Même pour ceux peu adeptes des textes bibliques, il
est une question qui reste toujours pertinente
En son temps, le philosophe Heidegger justifia sa
propre adhésion au National-Socialisme de 1933 au nom de ses convictions
Kantiennes, qui placent la loi morale de l’individu au-dessus de tout. Pendant
la campagne présidentielle, de talentueux tribuns, tels Jean-Luc
Mélenchon à Arnaud Montebourg, ont expliqué que le vote Hollande au
deuxième tour était avant tout un choix « moral », visant à rétablir une
justice dont ils se portaient garants. Ce n’est hélas pas la
première fois dans l’histoire que certains parlent de rétablir la
justice, devant des milliers de drapeaux rouges, et les expériences
passées de ce genre ont été plutôt meurtrières. Pour eux, comme pour les
autres membres de cette famille de justiciers également présente au Front National, il s’agit aujourd’hui de faire « rendre gorge » à la finance. J’avoue que face à cela, le programme « le changement, c’est maintenant »
me parait plus démocrate et apaisant. On doit pouvoir changer de projet
politique, sans pour cela se nourrir nécessairement du sang de boucs
émissaires. C’est précisément ce qui doit distinguer nos formations
républicaines de celles qui appellent à des révolutions citoyennes dans
la rue. La gauche est aujourd’hui composée aussi bien de militants
pacifiques, qui trouvent la phrase « aux armes citoyens » trop
belliqueuse, que de ceux plus révolutionnaires qui trouvent que l’heure
est venue de l’appliquer plus radicalement. Entre les deux, François
Hollande va devoir choisir de quel côté faire pencher le balancier du
nouveau gouvernement.
C’est pourquoi ce n’est pas sans une certaine inquiétude que
j’ai pu entendre François Bayrou, emboitant une fois encore le pas des
partis les moins démocrates, en appelant à voter François Hollande, lui
aussi au nom d’un choix « moral ». J’aurai préféré qu’il fasse un choix
simplement politique. Préféré qu’il affirme penser qu’il valait
mieux appliquer le programme de François Hollande, qu’il y avait plus
de justesse dans les choix et propositions de ce dernier que dans ceux
de Nicolas Sarkozy. J’aurais même été personnellement intéressé de m’en
laisser convaincre. A la place de cela, je n’ai vu et entendu qu’un
rejet de la personne de Nicolas Sarkozy, justifié par un jugement moral.
Oui
pour que le nouveau président réduise les inégalités, pour qu’il
réduise des écarts de revenus trop élevés. Oui pour plus d’équité dans
le partage des richesses et des fruits du travail, comme le revendiquent
plusieurs partis de gauche. Mille fois oui. A mon sens, nous en avons
besoin. Souhaitons et espérons que François Hollande y parvienne mieux
que son prédécesseur, dans l’intérêt du pays. Mais, de grâce, il n’est
pas utile pour cela d’endosser le costume du justicier guidé par sa
morale intérieure.
Nous n’avons pas besoin d’une
gauche moralement supérieure, car le suffrage universel lui a donné une
légitimité, pas une supériorité. Nous n’avons pas besoin d’une justice politique avec ses procureurs assoiffés de coupables.
Nous avons simplement besoin d’une gauche vraie, qui arrive à atteindre
ses objectifs difficiles mais prometteurs. Le projet est suffisamment
ambitieux et ardu pour s’y atteler, en laissant la Morale et la Justice à
leur place, qui n’est pas dans le champ politique. Celui-ci est devenu
depuis longtemps bien trop manichéen et bien trop théâtral pour y mêler
et y galvauder de si nobles valeurs.
à l’heure où ces
justiciers politiques ont la faveur des caméras : « qui es-tu, toi qui
juges ? ».
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