Dans les mois qui viennent, quelle pourrait être l’action
nuisible des « spéculateurs », de la « finance folle, mondialisée et
dérégulée » ?
Monsieur Dupond, après une longue carrière d’exploitation
capitaliste, a réussi à se constituer une épargne pour améliorer
l’ordinaire une fois l’âge légal de la retraite passé ou, le cas
échéant, pour survivre des fois que l’État ait fait faillite d’ici-là.
Comme il est patriote, Monsieur Dupond décide d’aider l’État français à
se financer en plaçant ces économies sur l’OAT 2,25% 25 octobre 2022,
obligation émise pour de vrai le 31 octobre dernier [1].
Il faut dire que des emprunts d’État, il y en a. C’est la maladie
classique des social-démocraties : elles sont en permanence tiraillées
entre cette part de leur électorat qui réclame des services publics gratuits
(i.e. financés par l’impôt) et ceux de leurs électeurs qui rechignent à
raquer pour les autres. Du coup, afin d’assurer la réélection de
l’équipe en place et une fois les trésors du génie fiscal épuisés, la
social-démocratie se met à créer des dettes. Mieux encore, elle a même
trouvé un moyen de justifier scientifiquement ses penchants
clientélistes grâce à John Maynard Keynes : créer du déficit et de la
dette, c’est une politique de croissance™, et donc c’est bien ; gérer son budget sainement, c’est de l’austérité™, et donc c’est mal.
Bref. Le 31 octobre 2012, Monsieur Dupond achète pour 100 euros
(multipliez ce chiffre et les suivants comme bon vous semble) d’OAT
2,25% 25 octobre 2022 en vertu de quoi, l’État s’engage à lui verser
2,25 euros d’intérêts par an pour chacune des 10 prochaines années et à
lui rembourser ses 100 euros en octobre 2022. Naturellement, ces
intérêts seront fiscalisés soit au taux du prélèvement libératoire de
24%, soit au barème progressif de l’impôt sur le revenu et devront
également être amputés de 15,5% de prélèvements sociaux : ce qui
signifie que l’État pourrait récupérer jusqu’à 39,5% des intérêts qu’il
paye à Monsieur Dupond via son administration fiscale.
Il est important de noter qu’à ce stade, du point de vue de l’État,
l’opération est définitivement bouclée : quoiqu’il arrive, il dispose
désormais de 100 euros qui lui coûteront 1,36 euros par an (2,25 euros
d’intérêts dont il récupère 89 centimes sous forme de taxes) et qu’il
devra rembourser à Monsieur Dupond en octobre 2022 [2].
Évidemment, dix ans c’est long et il est tout à fait possible que
Monsieur Dupond ait finalement besoin de son argent entretemps. Fort
heureusement pour lui, les obligations ont ceci de pratique qu’elles se
revendent au marché de l’occasion – i.e. le marché secondaire par opposition au marché primaire sur lequel Monsieur Dupond a prêté de l’argent à l’État. Tous le problème est de savoir à quel prix.
Par exemple, en octobre 2015, notre obligation à 10 ans sera devenue
une obligation à 7 ans et il est tout à fait possible que le niveau des
taux d’intérêt à 7 ans à cette date ne soit pas de 2,25% mais de 3%. Du
coup, pour refourguer son obligation, Monsieur Dupond sera obligé de
baisser son prix de vente de manière à ce que les 2,25 euros d’intérêts
annuels payés par l’État permettent à l’acquéreur d’obtenir un rendement
de 3% (sinon, bien sûr, il ira voir ailleurs). En l’occurrence,
Monsieur Dupond devra vendre son obligation à 95,3 euros et donc subir
une perte en capital de 4,7%.
Naturellement, le raisonnement symétrique est également vrai : si, en
octobre 2015, Monsieur Dupond cherche à revendre son obligation alors
que les taux à 7 ans sont à 1,5%, il réalisera une plus-value d’environ 5
euros par rapport à ses 100 euros initiaux (et devra au passage
s’acquitter de 34,5% d’impôts sur ce montant). De ce qui précède, le
lecteur est invité à retenir deux choses. Règle numéro 1 : d’une manière
générale, dire que les taux des obligations montent est strictement
équivalent à dire que leur prix baisse (et inversement) ; c’est le même
phénomène vu d’un angle différent. Règle numéro 2 : du point de vue du
débiteur – ici l’État – rien ne change ; que les taux ou les prix
montent ou baissent, il continue à payer ce qui était prévu au départ.
Or, voilà qu’en octobre 2015, le gouvernement français s’apprête à
clôturer son 40ème exercice fiscal en déficit d’affilée. Les caisses
sont vides, les entreprises et les contribuables mettent la clé sous la
porte ou fuient vers des cieux plus cléments, le chômage et les
prestations publiques qu’il implique explosent… Bref, l’État français
est en quasi-faillite : on ne sait pas encore s’il répudiera
unilatéralement tout ou partie de sa dette ou s’il se contentera de
revenir au franc pour le dévaluer (et donc rembourser en monnaie de
singe, ce qui revient au même) ; ce qui semble de plus en plus probable,
c’est que les créanciers de l’État risquent de passer à l’essoreuse.
Du point de vue de Monsieur Dupond, naturellement, c’est un gros
problème : non seulement il pressent que sa retraite par répartition a
déjà été répartie dans d’autres poches que les siennes mais, en plus, il
comprend parfaitement que les fameux marchés financiers, c’est lui.
Monsieur Dupond a beau faire habituellement preuve d’un flegme à toute
épreuve, les hurlements de panique de Madame Dupond ne l’y aident pas.
Alors Monsieur Dupond cherche à vendre son obligation ; quitte à la
brader, quitte à perdre la moitié de ses économies : il préfère ça à la
ruine totale.
Seulement voilà, la situation financière de l’État n’est un secret
pour personne et déjà, les créanciers – la caisse de retraite de
Monsieur Durand, la compagnie d’assurance qui gère le contrat
d’assurance-vie de Monsieur Michel, le fonds d’investissement sur lequel
Monsieur Leblanc a placé son épargne – se précipitent pour se
débarrasser de leurs titres. Du coup, les prix s’effondrent et les taux
s’envolent. C’est à ce stade que la cavalerie des agences de notation,
toujours en retard de trois plombes depuis qu’elle est devenue une
annexe du régulateur, arrive et dégrade la note souveraine de la France.
Bien sûr, personne ne les croit mais les quelques investisseurs qui
n’avaient pas encore cédé à la panique se voient maintenant contraints
par la loi de liquider leurs positions.
Sur le marché obligataire, c’est O.K. Coral. Les derniers
investisseurs craquent et réalisent des pertes énormes en cédant leurs
obligations alors que seuls quelques hedge funds acceptent
encore de les racheter à des prix dérisoires. Plusieurs compagnies
d’assurance ont déjà fait faillite et la plupart des régimes de retraite
complémentaire sont aux abois tandis que plus aucune entreprise
française – sans parler des banques – n’arrive à emprunter un centime
sur les marchés.
Alors que Monsieur Dupond réalise à peine qu’une vie de travail vient
de partir en fumée, les politiciens, dûment relayés par les médias,
défilent devant les caméras de télévision pour expliquer à quel point
cette « attaque contre la France » est intolérable, pour dénoncer
l’action nuisible des « spéculateurs », pour vouer aux gémonies la «
finance folle, mondialisée et dérégulée. » Mais rassurez-vous : ce
scénario apocalyptique n’est que pure fiction.
- Cette émission obligataire a permis à l’État d’emprunter 4,4 milliards d’euros sur 10 ans à un taux moyen de 2,22%. ↩
- L’État s’est engagé à rembourser 100 euros mais n’a jamais précisé ce que sera la valeur de ces 100 euros… D’où les velléités d’une part croissante de nos politiciens à remettre la main sur la planche à billets. ↩
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