Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS, professeur à l'Ecole d'économie de Paris et chroniqueur au Monde. Il a notamment publié Les Décennies aveugles (Seuil, 2011), analyse décapante sur l'emploi et la croissance en France entre 1970 et 2010. Entretien, alors que la France compte depuis novembre 2011 plus de 3 millions de chômeurs sans aucune activité.
Existerait-il une malédiction française qui nous condamnerait au chômage de masse ? Dans les situations de crise, il n'y a pas de malédiction française. Le chômage est bien plus bas en France qu'en Espagne ou en Irlande. En 2011, il a été comparable à celui des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. Dans les moments difficiles, la France est dans la moyenne. Là où le bât blesse, c'est qu'en phase de reprise économique, elle ne sait pas créer assez d'emplois - ou réduire suffisamment le chômage - pour offrir un temps de respiration à la société, c'est-à-dire un niveau de chômage socialement acceptable. C'est en cela que la France se distingue de la plupart des pays européens. Le chômage reste donc tout en haut de l'agenda politique et des préoccupations des Français.
Comment expliquez-vous cette incapacité à créer de l'emploi ? Le point de vue que je soutiens dans Les Décennies aveugles, c'est que nous n'avons pas eu la chance d'élire ou pas su élire des dirigeants avec une vision de long terme. Une telle vision n'aboutit pas à une absence permanente de chômage ou à une croissance économique continue, mais elle permet à la société de respirer. Ainsi, aux Etats-Unis, la nouvelle économie de Bill Clinton procédait d'une vision. C'était vrai aussi de l'ultralibéralisme de Margaret Thatcher, tout orienté vers la mise en place d'une industrie financière à la City.
Les dirigeants politiques français ont été enfermés dans des visions à court terme. Nombre d'entrepreneurs et experts dominants sont prisonniers de leurs a priori, ou ne parviennent pas à faire passer les messages au niveau supérieur de la décision publique. Le modèle français de planification, adapté à un monde prévisible, n'a pas de successeur dans un environnement économique mondialisé en recomposition permanente.
Que pensez-vous du modèle allemand, qui privilégie la précarité et la compression des salaires, notamment dans les services ? L'Allemagne a un modèle industriel et un modèle d'économie de service. C'est un pays exportateur et son mercantilisme a toujours été présent. Mais le choix de le développer sur des niches technologiques s'est renforcé après la réunification. La réussite de l'industrie manufacturière allemande est le fruit d'une construction stratégique mise en oeuvre dans les années 1990, à partir de deux éléments : l'innovation, et l'usage de l'Europe de l'Est comme moyen de segmenter la chaîne productive. La Finlande a fait de même avec les pays baltes.
Mais ne nous méprenons pas ! Ce modèle industriel et son efficacité ne sont pas le résultat de la politique de Schröder, qui est venue après-coup. Schröder I (1998-2002) a réduit la précarité. Schröder II (2002-2005), face à un chômage endémique, a tenté ce que ses économistes préconisaient : flexibiliser. Le nombre d'heures travaillées en Allemagne n'a pas augmenté. Mais au lieu d'avoir une employée à temps plein, on en a eu trois à temps très partiel, pauvres. C'est un choix de société. Cette politique n'explique pas les performances de l'Allemagne exportatrice, mais elle explique un taux de chômage plus bas.
Le coût du travail est-il trop élevé en France face à l'Allemagne ? Le décrochage français par rapport à l'Allemagne dans l'industrie manufacturière ne s'explique pas par le coût du travail. La TVA sociale ne cible pas les bonnes questions. De même, on se trompe de débat sur le temps de travail. On ne se concentre pas sur des questions plus essentielles pour créer des emplois.
Réindustrialiser la France en est-elle une ? Il y a une valeur politique, sociale, quasi psychologique à produire en France. Le monde ouvrier est idéalisé. De plus, les industries les plus touchées sont localisées sur l'arc est français. Il y a donc là aussi un problème territorial. Chaque année depuis trente ans, la France perd 70 000 emplois industriels. On ne pourrait en sauver qu'environ 15 000 qui soient compétitifs. Construire ou reconstruire une politique manufacturière est légitime en France, mais cela ne réglera pas la question du chômage de masse.
Quel bilan faites-vous, dans le domaine de l'emploi, du mandat de Nicolas Sarkozy ? Nous venions de loin, d'une situation de décomposition de la politique de l'emploi sous le gouvernement Villepin avec des choix honteux : il a créé le contrat nouvelle embauche (CNE), manifestement contraire aux conventions internationales du Bureau international du travail, et trafiqué les statistiques du chômage en bloquant les chiffres de l'Insee, qui montraient une détérioration, ne gardant que les chiffres avantageux de l'ANPE dus à des radiations massives.
Sarkozy a d'abord joué de malchance. Avec la crise, la loi TEPA (travail, emploi et pouvoir d'achat, le "paquet fiscal" adopté en août 2007) s'est transformée en absurdité. A un moment où la durée du travail baissait partout, elle a stimulé les heures supplémentaires. Malgré la crise, Sarkozy s'est obstiné. Il n'a pas eu suffisamment de réactivité.
En outre, ses grandes réformes (les retraites et la loi TEPA) ont été machistes. Dans l'entreprise, par exemple, il est moins coûteux de donner des heures supplémentaires aux hommes que de proposer des temps pleins à des femmes en temps partiel contraint qui, elles, ont vraiment besoin de travailler plus. Au sein des ménages, les heures supplémentaires TEPA sont défiscalisées pour monsieur. Si madame passe à temps plein, ses heures sont fiscalisées. Cette politique, qui n'a pas été pensée, a accru les inégalités hommes-femmes.
Quelles doivent être les priorités du prochain gouvernement ? La situation s'est clairement dégradée. On a déjà un million de chômeurs de plus et de nombreux chômeurs en fin de droits. Les dispositifs pour l'emploi ne peuvent qu'aider à lisser la hausse du chômage, à en limiter les conséquences sociales. L'urgence est macroéconomique. Il faut en finir avec la politique européenne suicidaire de l'austérité. Quand on s'apercevra que les Etats-Unis sortent lentement mais sûrement de la crise et que, en revanche, les perspectives de croissance en Allemagne s'écroulent (dès l'automne, le chômage risque d'y augmenter), quand toute l'Europe sera en récession hormis peut-être la Grande-Bretagne, on comprendra qu'il faut avoir une politique alternative. Cela ne veut pas dire faire du déficit pour faire du déficit, mais soutenir les consommateurs modestes, les classes moyennes, embaucher dans les services publics où, avec une population française sans cesse croissante, il y a des besoins considérables dans la santé, la justice, etc. Avec ses 60 000 créations de postes dans l'éducation, François Hollande est bien timide !
Le gouvernement Fillon a supprimé près de 150 000 emplois publics. Qu'est-ce que cela a fait pour dynamiser l'économie française ou réduire le déficit ? Rien. L'emploi public coûte souvent moins cher que l'accumulation de dispositifs pour l'emploi, en particulier tous ceux qui ont cherché, depuis la généralisation des allégements de cotisations patronales en 2003, à réduire le coût du travail. Ce sont ces coups d'épée dans l'eau à 10 milliards d'euros par an ou la chute de l'imposition sur les hauts patrimoines qui plombent les finances publiques.
Que faire pour les seniors ? Du fait d'une démocratisation scolaire tardive, la France est dans une phase transitoire. Le problème des seniors, c'est leur (dé) qualification et leur usure. Il faut faire en sorte que les quadras d'aujourd'hui ne se déqualifient pas. Et que les plus âgés aient des postes de travail adaptés, faute de quoi l'explosion actuelle de l'inaptitude professionnelle se poursuivra. La "rigidité" du marché du travail n'explique pas le comportement des employeurs. J'en veux pour preuve les CDD seniors créés en 2006, censés l'atténuer : les entreprises ne les utilisent pas.
Que vous inspire le contrat de génération de François Hollande pour aider l'emploi des jeunes et des seniors ? Partons du principe qu'il suscite une certaine attente. Et évitons les écueils passés, comme le zéro charge pour l'embauche de jeunes, avec ses effets d'aubaine massifs sans stimuler l'emploi. Faisons un contrat de génération qui soit un progrès pour les salariés. Donc qui offre un emploi de qualité avec une rémunération décente, des conditions de travail soutenables et, éventuellement, cette protection partielle que peut représenter un CDI. Idem pour les seniors. Pourquoi ne pas donner aux partenaires sociaux la charge d'essayer d'en définir les critères ?
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