TOUT EST DIT

TOUT EST DIT
ǝʇêʇ ɐן ɹns ǝɥɔɹɐɯ ǝɔuɐɹɟ ɐן ʇuǝɯɯoɔ ùO

dimanche 13 mai 2012

LETTRE DE CHRISTOPHE BARBIER À FRANÇOIS HOLLANDE

Sa légitimité est incontestable, mais il est tout aussi incontestable que si François Hollande a été élu, c'est d'abord parce que Nicolas Sarkozy a été battu. Ce qu'il fera de sa victoire dira quel président il est. 
Monsieur le président, 
Votre nette victoire ne peut vous dissimuler une vérité en forme de lapalissade: si vous avez été élu, c'est d'abord parce que Nicolas Sarkozy a été battu. Certes, votre légitimité est incontestable, par-delà votre score, et nul ne saurait vous ôter le titre de 7e président de la Ve République. Mais les circonstances d'une élection donnent toujours la fragrance du mandat, et le vôtre commence dans un certain parfum de doute
> A suivre en direct: François Hollande est élu, le jour d'après 
>> Les résultats du second tour de l'élection présidentielle dans votre ville à découvrir sur notre carte interactive 
En vous accordant leurs suffrages, les Français ont voulu d'abord en finir avec le pouvoir sortant, en finir avec un homme, en finir avec un clan. Depuis Valéry Giscard d'Estaing en 1981, aucun président n'avait ainsi brouillé son équation personnelle et faussé son rapport au peuple. Nicolas Sarkozy a été puni dans les urnes pour son style, pour avoir été le président qu'il fut, et peut-être plus encore pour n'avoir pas été le président qu'on attendait. Si le Fouquet's et la croisière en yacht ne furent que des symboles funestes et des polémiques fumeuses, l'affaire de l'Epad, avec son népotisme présumé, a profondément choqué l'opinion, ainsi que l'étroite affiliation des services secrets au cercle intime du président.  
Après l'hyperprésidence, l'hypoprésidence?
Nicolas Sarkozy est également châtié, chassé, pour l'échec de sa politique. L'homme du "Travailler plus pour gagner plus", du chômage en baisse et du pouvoir d'achat en hausse, a été écrasé par la crise. Sa politique fiscale, destinée à injecter des richesses dans l'économie française? Une litanie de privilèges qu'il a tenté - trop peu et trop tard - de corriger. Sa lutte contre le chômage? Un cautère sur une jambe de bois. Ses réformes courageuses, vouées à préparer la France pour l'avenir? Des souffrances supplémentaires pour les travailleurs.  
Il y a une grande injustice dans ce verdict implacable de l'opinion, et les années futures rendront peut-être grâce au réformisme volontariste de Sarkozy comme les années 1980 ont vite réhabilité la rigueur giscardo-barriste. Néanmoins, la facture électorale précède toujours le jugement de l'Histoire. Vous avez, en toute logique, combattu cette politique pendant cinq ans, mais c'est son absence de résultats que les Français ont sanctionnée, pas ses fondements.
Dans la volonté de changement exprimée dimanche par le peuple, il y a aussi comme un exorcisme: liquider le président qui a été contaminé par la crise, le remplacer, avec détermination mais sans illusions, par quelque chose de neuf, quelque chose qui n'a pas encore été essayé. Vous. 
Enfin, le retour de la gauche au pouvoir a bénéficié de la sagesse démocratique des Français, attachés à l'alternance naturelle. Depuis dix ans, la droite a monopolisé l'exécutif. Depuis dix-sept ans, elle occupe l'Elysée. Et si les électeurs ont confié à la gauche la quasi-totalité des autres pouvoirs - grandes villes, départements, régions, Sénat - afin d'instaurer une sorte de cohabitation verticale, ils ont senti que le temps était venu de ne plus laisser les mêmes gérer les affaires de l'Etat.
Monsieur le président, ces réserves n'entament en rien votre mérite, tant une victoire présidentielle n'est jamais le fruit du hasard ni de la chance. Votre travail, votre constance, votre habileté forcent l'admiration. Toutes ces circonstances favorables, toutes ces hypothèses si faciles à décrire après le scrutin, vous les avez pensées, calculées, intégrées. Dans cette météo brumeuse qui baigna la fin du quinquennat Sarkozy et la longue campagne électorale, vous avez été un marin avisé, loin du "capitaine de pédalo" brocardé par Jean-Luc Mélenchon, mais loin aussi du corsaire audacieux ou du découvreur visionnaire. 
Ni Surcouf ni Magellan, vous voilà à bon port, avec dans vos voiles une brise d'espoir, mais en vos cales une cargaison de mystères. 
Le premier mystère, c'est vous. Si vous n'avez pas remporté une victoire par défaut, vous avez remporté une victoire par absence de défaut. Telle une savonnette, vous avez échappé à tous les traquenards organisés par la droite... et par la gauche. Vous n'avez pas soulevé en vos meetings de ferveur remarquable, vous avez imité François Mitterrand sans rééditer 1981, et si vous avez proclamé en slogan "le changement, c'est maintenant", vous vous êtes bien gardé de promettre de "changer la vie". Parce qu'il n'y a pas, dans votre élection, d'illusion démesurée, il n'y aura pas, dans votre mandat, de désillusion cruelle. Pas de lendemains qui chantent, pas même d'aujourd'hui qui fredonne. Vous incarnez le socialisme vacciné. 
Pourtant, les déçus du hollandisme viendront, et peut-être plus vite que prévu. Déçus par votre personne, d'abord. Nul ne vous soupçonne, homme sans démesure, de vouloir quitter l'habit du simple, du sobre et du sage pour céder aux excès de puissance: tout est possible dans cette tour d'ivoire et d'ivresse qu'est l'Elysée, mais votre parcours et votre caractère valent brevet de "normalité". Et même de "normalitude", tant vous avez inventé là une quasi-hygiène du pouvoir labellisée Hollande.  
C'est plutôt l'excès inverse qui inquiète: ne serez-vous pas trop faible, trop modeste, trop banal? On attend de vous une grande autorité sur votre famille politique, prompte aux embardées idéologiques, une sévérité implacable sur le gouvernement, attelage impétueux sous tous les régimes, et une fermeté de décision que vous n'avez guère démontrée au fil de votre carrière partisane. Votre absence de tout ministère, cette "virginité exécutive" dénoncée par la droite, fut un atout durant la campagne: vous n'avez pas sur les mains le sang de l'échec. A partir d'aujourd'hui, elle est un handicap, et ce serait un comble pour la France, après avoir souffert d'une hyperprésidence, de se plaindre d'une hypoprésidence... 
La crise empêche désormais tout état de grâce
L'inquiétude vient enfin, Monsieur le président, de votre programme. Le renier serait périlleux, l'appliquer sera dangereux. 
Si vous trahissez vos promesses, la France qui souffre, de ses nerfs comme dans sa chair, ne vous laissera pas faire. Si vous n'avez versé ni dans l'irénisme ni dans le messianisme, vous avez pris date pour plus de justice sociale et plus d'efficacité économique, notamment contre le chômage. Si les décisions ne viennent pas de suite, si les résultats n'arrivent pas vite, la colère populaire vous cueillera à l'automne. A votre gauche, de faux amis n'attendent que ça, et le mélenchonisme douché dans les urnes brûle de trouver sa revanche dans la rue. Dans l'opposition, une droite en reconstruction, tentée d'aller très à droite, ne vous accordera pas plus de cent jours de répit. La crise a mis fin à la tradition de l'état de grâce, ces "stock-options" du politique. Prenez comme une chance de n'avoir rien à perdre, surtout pas une minute. 


Une nouvelle Europe est nécessaire
Agir, donc. Cependant, votre programme ne laisse pas d'inquiéter. L'Etat est en faillite, les spéculateurs sont en embuscade, le monde vous regarde. Il ne s'agit pas de dépenser moins, il s'agit de dépenser beaucoup moins, et vite. Des augmentations promises pour diverses allocations aux 60 000 postes prévus dans l'Education, la liste de ce qui n'est pas raisonnable est fort longue. Il vous faut faire en deux mois, vous le savez très bien, ce que la gauche mitterrandienne fit en deux ans, de 1981 à 1983. Pour réussir ce saut périlleux arrière, vous avez un trapèze - l'audit des finances publiques que vous allez commander - mais pas de filet. Faites en sorte que les Français partent en vacances lucides. Mécontents, peut-être, mais lucides... 
Monsieur le président, l'Europe est au bord de la débandade, et votre exigence de renégociation du traité en cours est, déjà, obsolète. C'est une refondation bien plus ambitieuse dont nous avons besoin, et c'est là votre ardente mission. Une nouvelle Europe est indispensable, au nom de la croissance - vous avez raison sur ce point - mais surtout par les chemins de la convergence des politiques et de l'affirmation d'une gouvernance continentale. Vous êtes le "fils" de Jacques Delors, vous êtes l'ancien collaborateur de François Mitterrand, vous êtes le disciple de Pierre Mendès France: ne décevez pas!  
C'est en étant plus grande qu'elle-même que la France est la France, c'est en inventant la nation européenne, en un fédéralisme raisonné et fervent, que l'Union peut se sauver, c'est en accomplissant cette mission que vous serez un président pour l'Histoire. Ne patientez ni ne spéculez en vue d'une victoire sociale-démocrate outre-Rhin: jetez-vous dans l'aventure du couple franco-allemand, parce que de lui dépend la prospérité de demain, et de la prospérité de demain dépend la paix d'après-demain. 
Les Français ne toléreront aucune dérobade
Le monde est en révolution: les puissants du passé s'effondrent lentement, les rois du futur poussent sans tarder. Si l'Europe survit à sa crise actuelle, qui est une crise de civilisation drapée dans les oripeaux d'une crise économique, alors la France, son fer de lance, pourra demeurer parmi les grandes nations et bâtir un nouvel ordre mondial. C'est cela, rien de moins, que la situation exige de vous. Il faudra jauger les périls, apprendre à ne pas laisser faire, être assez avisé pour éviter les mauvaises guerres et assez courageux pour engager la France dans celles qui seront justes. Ici, Nicolas Sarkozy comme Jacques Chirac ont laissé un bon bilan, meilleur peut-être que celui de François Mitterrand. Quitter l'Afghanistan le plus vite possible est une décision facile: saurez- vous prendre les plus difficiles? 
Monsieur le président, vous ne pouvez effacer le mandat précédent, vous ne pouvez faire que Nicolas Sarkozy n'a pas existé. S'il a froissé, bousculé, blessé le corps social français, par ses mots, son style et ses décisions, il a aussi incarné la modernité: celle de la réforme possible et celle du sursaut nécessaire, celle, également, de la présence au plus près des événements et des citoyens. Avec le quinquennat, le président arbitre est mort et le chef de l'Etat cumule désormais la responsabilité du long terme et la charge du quotidien, quelle que soit sa vision de l'administration ou du rôle des ministres. Si les Français n'attendent de vous aucun miracle, ils ne toléreront aucune défausse, aucune dérobade. De tout, aujourd'hui, vous êtes comptable devant nous. Et ce statut-là n'a vraiment rien de "normal". 


0 commentaires: