TOUT EST DIT

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dimanche 13 mai 2012

Est-ce tellement mieux d'élever ses enfants «à la française»?

Une maman américaine et un papa français discutent du livre controversé de Pamela Druckerman sur l’éducation.

Jean-Marc,
Mes condoléances pour tes verres cassés et tes murs gribouillés, détails que l’on lit peu dans Bringing Up Bébé. Tout parent, de quelque nationalité qu’il soit, a déjà passé une soirée avec un enfant tyrannique du genre de Sébastien. J’aime bien ta remarque sur les parents français et Françoise Dolto, lorsque tu dis qu’ils parlent à leurs enfants comme à des adultes mais qu’ils oublient cependant de rester fermes. C’est quelque chose que je vois aussi beaucoup ici aux Etats-Unis –des parents qui pensent encourager l’indépendance de leurs enfants alors qu’en réalité ils les laissent tout juste se dévergonder un peu.
Je suis soulagée d’entendre que même les enfants français aiment la pizza et les frites. Cela me déculpabilise pour ce soir par semaine où nous servons aux nôtres des bâtonnets de poulet. Mais je dois porter au crédit des Français leur faculté à inculquer de bonnes habitudes alimentaires –et à celui de Pamela Druckerman de montrer que, même si ce n’est pas toujours facile, il est possible d’amener ses enfants à manger sainement tout en faisant diminuer peu à peu leurs protestations.
Le problème de l’obésité en Amérique est complexe et il n’y a pas de solution simple: une récente étude montre qu’il n’y a pas de différence de taux d’obésité entre les enfants des écoles où l’on sert de la junk food et celles où on ne trouve pas trace de la moindre frite. Cette étude risque d’ajouter à notre confusion, même si pour moi elle délivre surtout le message que c’est à la maison que s’acquièrent les bonnes habitudes alimentaires.
Si je dois retenir des idées de ce livre (mis à part un occasionnel «c’est moi qui décide» la prochaine fois que mon plus jeune fils me dira que je «dois» faire quelque chose), ce sera de mieux accommoder mes légumes. Non, je n’attends pas que mes enfants se mettent tout de suite à dîner d’une bouillabaisse ou d’une salade de betteraves, mais nous avons effectivement une bonne marge de progression.
J’ai été aussi surprise que toi par le poids que Pamela Druckerman accorde aux mères dans le tableau de l’éducation qu’elle dresse. On n’aperçoit les papas qu’à la marge, et elle mentionne que le week-end les jardins publics sont remplis de «papas, adorablement débraillés», derrière des poussettes. Mais la plupart de ses sources sont d’autres mères –des mères avec qui elle s’est liée ou qu’elle connaît comme amies d’amies. Et c’est en cela que réside un autre des problèmes que ce livre me pose.
Je sais bien que quand on écrit un livre sur un sujet aussi vaste que l’éducation, il faut forcément en restreindre le champ. Mais Pamela Druckerman ne s’en est pas simplement tenue à une comparaison des méthodes d’éducation françaises et américaines.
En gros, elle s’est bornée à étudier un groupe de parents aisés d’enfants de moins de 6 ans: des parents comme elle. Cela conduit ceux d’entre nous qui sont, comme je me plais à le décrire, débordés, à une lecture intéressante.
Pourtant, ce livre laisse sans réponse nombre de questions transversales. Et d’abord, si les différences entre les modèles éducatifs américains et français sont si grandes, leurs effets sont-ils durables? Comment sont les adolescents français comparés aux adolescents américains? Les Français ont un taux de mariage plus bas que les Américains, donc il serait difficile de comparer les taux de divorce, mais est-ce que notre modèle d’éducation prétendument étouffant conduit à un nombre plus élevé de familles brisées?
La focalisation de Pamela Druckerman sur la petite enfance me pose un autre problème. Je parie que la plupart des parents –même les Américains qui inscrivent leurs enfants à une douzaine d’activités et répondent aux sondages qu’ils sont aussi heureux de faire le ménage que d’élever leurs enfants– trouvent qu’élever des enfants devient de plus en plus facile à mesure qu’ils grandissent ou que la famille s’agrandit.
Nous nous sommes découverts nous-mêmes un peu plus français à l’arrivée de chaque nouvel enfant. Nous parlons moins bébé au cadet et au benjamin que nous ne le faisions pour l’aîné au même âge, nous favorisons un peu plus leur indépendance, et nous sommes de moins en moins paranos.
Un exemple: lorsque notre aîné avait deux ans, nous étions à une fête de Noël avec de nouveaux amis. C’est avec force hésitation que j’ai laissé notre fils descendre jouer avec les autres enfants, sans surveillance. J’ai demandé à une maman dont la fille était un peu plus jeune si elle pensait que ça irait pour les deux petits. «Evidemment, pourquoi?», répondit-elle. Sa réaction découlait directement du fait que sa fille était la plus jeune d’une fratrie de trois.
Maintenant je suis à sa place et je ne m’inquiète pas beaucoup pour le plus petit. Je me demande si l’éducation névrosée que Pamela Druckerman décrit comme étant en vigueur de ce côté de l’Atlantique ne provient pas du fait que les «bobos» américains se marient plus tard et font moins d’enfants. 
Alors que nous arrivons au terme de notre discussion, j’aimerais en savoir plus sur les pères français que tu as évoqués dans ta première note –s’ils deviennent de moins en moins autoritaires, crains-tu qu’une horde de petits Sébastien, armés de crayons et laissant dans leur sillage débris de verres et soirées gâchées, ne s’empare de la société française? Dans ce cas, les mères devront-elles faire le gendarme?
Merci de me faire partager tes expériences de parent français; après notre échange je me sens un peu plus sage.
Rachael


Chère Rachael,
Tu as raison, on va devoir attendre dix ans avant de savoir si l’éducation franco-américaine de «Bean» a été efficace. Je ne connais pas d’adolescents américains mais, d’une certaine manière, ils restent des modèles pour les adolescents français. Nos enfants sont de grands consommateurs de culture américaine. Ma plus jeune, qui a 11 ans, adore Glee par exemple. Elle et sa grande soeur s’habillent chez Abercrombie & Fitch, elles ne boivent que du coca et ne jettent qu’un regard condescendant à mes coeurs de palmier bio et équitables.
Je ne suis pas sûr de l’effet que cette éducation aura sur la vie familiale et amoureuse des enfants de Druckerman une fois qu’ils seront adultes. Comme tu le sais peut-être, le taux de divorce à Paris est le plus élevé de France. Mais je pense que cela est davantage dû à des aspirations individuelles et à la difficulté de vivre dans une grande ville qu’à notre éducation. Ce qui me fait penser que non seulement Druckerman a «oublié» les pères, mais qu’elle ignore également le phénomène grandissant des familles mono-parentales.
Devrait-on confier l’autorité aux mères puisque, désormais, les pères la négligent? Pourquoi pas? Une distribution juste des rôles permet d’avoir et de la fermeté et de la douceur. Mais je crois que les parents, spécialement quand ils ont des enfants sur le tard, n’en ont pas envie.
Ils font tout pour protéger leur enfant, pour le garder dans un cocon. Bien sûr, la crèche et l’école donnent aux enfants un peu d’autonomie et leur apprend à vivre en société. Mais à quel prix! Je me rappelle d’une femme serrant son enfant contre elle, en larmes (et il pleurait aussi, bien sûr), le jour de la rentrée. Le problème, c’est qu’ils ont pleuré ensemble comme ça pendant trois ou quatre mois! Et le père restait à côté d’eux, sans savoir que faire. Où était passé «l’air mystérieusement calme des mères françaises» que Druckerman décrit dans son livre?
Elle n’aborde pas non plus la question de l’autorité à l’école (peut-être dans son prochain livre?). Dans le passé, le professeur était une figure sacrée, mais c’est fini. Les profs sont mal payés et pris en tenaille entre des parents qui veulent absolument que leur enfant ait le cerveau d’Einstein et l’oreille de Van Gogh et des élèves qui se croient presque tout permis. A quoi s’ajoutent les enfants qui viennent de milieux difficiles (et que Druckerman ignore totalement dans son livre), en perte de repères et qui s’adressent aux adultes comme s’ils étaient leurs égaux.
Mais tout n’est pas si sombre. Comme Druckerman l’explique bien, la crèche est un outil de socialisation efficace. On voit même apparaître des «crèches parentales», où les parents s’occupent des enfants les uns après les autres. Pourquoi? Parce qu’il y a une pénurie de places. Druckerman évoque d’ailleurs ses efforts pour en obtenir une et évoque les vives félicitations des autres parents quand elle y est parvenue. Mais la crèche, c’est aussi trois ou quatre jours de grève par an et des portes te claquant au nez quand ton enfant est malade –mieux vaut avoir des plans B. Et puis, vu que Druckerman travaille de chez elle et semble avoir de bons revenus, je trouve assez scandaleux qu’elle ait réussi à trouver une place en crèche quand d’autres parents qui en ont vraiment besoin n’y parviennent pas.
C’est amusant: sans s’en rendre compte, elle a souligné un des problèmes du système soi-disant égalitaire à la française... Dans son prochain livre, quand ses enfants entreront à l’école, elle pourrait parler des bobos parisiens soi-disant attachés à l’égalitarisme républicain qui essayent par tous les moyens d’éviter les écoles ayant mauvaise réputation.
Je pense que tu as raison de dire que plus on a d’enfants, plus les choses deviennent faciles, parce qu’on «grandit» avec eux, en apprenant à être moins anxieux. Une de mes amies m’a dit que pour son premier enfant, elle et son mari faisaient bouillir puis stérilisaient de l’eau minérale pour les biberons. «Pour le deuxième, on faisait bouillir de l’eau minérale, et pour le troisième on est passé à l’eau chaude du robinet.» Leurs trois enfants sont en parfaite santé.
C’est la même chose pour le sommeil. Pour mon premier enfant, j’ai vécu des nuits angoissées, avec un babyphone sur ma table de nuit (les médias parlaient beaucoup de la mort subite du nourrisson). Pour mon dernier, je dois admettre que je n’y ai même pas pensé. Aujourd’hui, mes quatre enfants dorment bien et mangent plus volontiers des sushis et des pizzas que de la nourriture française traditionnelle. Quand je leur demande de faire quelque chose, je dois souvent me répéter deux ou trois fois avant qu’ils ne s’exécutent. Et ce sont eux qui me disent «attends», maintenant. Malgré leur éducation française, je pense qu’ils sont devenus, eh bien, normaux.
Bien à toi,
Jean-Marc

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