Un train vers l'Alaska
Pour l'instant, ce dernier se résume à des traverses posées par un petit groupe d'ouvriers iakoutes. «Mais ce qui se prépare est un changement révolutionnaire qui résoudra le problème de transports de la Iakoutie pour les cinquante ans à venir», affirme Alexandre Doudinkova. De Iakoutsk, rêve l'ingénieur, la ligne se poursuivra jusqu'à Magadan, l'un des grands ports de l'Extrême-Orient russe. Un autre tronçon rejoindrait l'Alaska.Ce matin de novembre, il fait - 33 °C, et comme c'est le cas sept mois par an, la Lena est prisonnière des glaces. Les riverains la traversent à l'aide de boudins pneumatiques tractés par un énorme moteur à hélices. Grâce au projet ferroviaire, expliquent les officiels locaux, les marchandises circuleront librement entre l'Extrême-Orient et la Sibérie orientale, les prix baisseront et la république Iakoute, essentiellement dépendante du trafic aérien, se désenclavera. Des arguments que Russie unie, exploite à satiété avant le scrutin. En 2007, le parti de Vladimir Poutine avait récolté 64 % des voix, le même résultat qu'au niveau national. «La construction de la gare de chemin de fer permettra la création de 1 000 emplois. Les revenus des habitants et nos ressources budgétaires augmenteront, tandis que les prix des produits alimentaires baisseront », promet le chef de l'arrondissement de Bestiakh, Vladimir Ptitsyn.
Rites chamaniques
Bien qu'elle ne soit pas insensible à ces sirènes, la population iakoute reste méfiante. «De nouvelles personnes vont arriver ici et la drogue risque de se répandre», craint Ivan Chamaev, directeur d'un des lycées de la capitale. «Tout comme à l'époque tsariste, où l'on envoyait les bandits en Iakoutie, la construction du pont conduira au retour des malfaiteurs », renchérit Fedor Toumoussov, tête de liste de Russie juste, un parti d'opposition au Kremlin. Ces opinions, qu'aucun fait ne vient étayer, s'expriment en boucle, à tous les échelons de la société.Vivant sur un territoire grand comme six fois la France, mais peuplée de seulement un million d'habitants, la société iakoute reste rétive aux changements imposés du haut. Sous le joug stalinien, elle avait su préserver sa langue - de racine turcophone - ses rites chamaniques et sa culture musicale. Et refuse aujourd'hui de succomber à la verticale du pouvoir, façon Poutine.
Déjà, en 2006, l'État fédéral avait mis la main sur la compagnie de diamants, Alrossa, l'une des principales richesses de la région, avec le charbon et les minerais de fer. À présent, certains craignent que Moscou cherche à fusionner le territoire avec les régions voisines de Magadan et de la Tchoukotka, au risque que la Iakoutie perde son statut de république, et le iakoute, son statut de langue officielle, garanti par la Constitution. «Medvedev explique que les fusions ne seront pas imposées du haut et que la population décidera elle-même. Mais vous savez tout comme moi comment on prend des décisions dans ce pays», ironise Ivan Chamaev.
Dans cette région assommée par le froid polaire, où les échos de la campagne électorale moscovite arrivent assourdis, la résistance est souterraine. À la différence d'autres régions sibériennes voisines, les Iakoutes ont massivement investi les postes de pouvoir locaux. Bien que nommé par le Kremlin, le président de la petite République est un représentant de cette ethnie. Même en cas de mauvais résultat de la liste Russie unie, que conduit personnellement l'apparatchik, ses opposants en viennent à souhaiter que ce dernier poursuive son mandat. La stabilité, voire l'inertie politique, est le meilleur gage de longévité de la société iakoute, que ne devrait pas même pas bouleverser l'arrivée du chemin de fer. L'idée d'un tel projet ferroviaire, font remarquer les élites locales, avait déjà été lancée à la fin du XIXe siècle, sous le règne de Nicolas II…
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