L'affaire Bettencourt, grand roman, jette d'obscures clartés sur près d'un siècle d'histoire française. Avant de déborder vers Woerth et Sarkozy, il conte la saga d'une famille baignée dans le fleuve Pactole, lequel, dit-on, roulait de l'or. Ici, L'Oréal le bien nommé.
L'héroïne est une vieille dame, héritière de l'empire cosmétique, ennemie de l'ostentatoire et qui ne promenait guère son veau d'or en public. Or, sur l'âge, la voici amusée, séduite par un dandy décoiffant du Tout-Paris des arts. Sa fille unique s'en inquiète, s'affole, puis dénonce un " abus de faiblesse " dans les faveurs mirobolantes consenties à l'envahisseur. Tout autour, une domesticité infectée par les pressentiments laisse traîner ses oreilles et un magnétophone clandestin. Eclate enfin le déballage public. Il ouvre aux quatre vents le temple familial le plus fermé, le plus doré de France.
La scène primitive des adultères cachés de L'Oréal et de la politique se joue, sur la fin des années 30, à l'internat des frères maristes de la rue de Vaugirard. Deux étudiants provinciaux, François Mitterrand et André Bettencourt, y nouent une amitié qui restera indéfectible. Son ciment caché, c'est que le militantisme des deux amis les égare, sur leurs 20 ans, dans les marécages de l'extrême droite. Ils y rencontrent un puissant " parrain ", Eugène Schueller, génial chimiste, inventeur des premières teintures capillaires, berceau d'un Oréal vite prospère. Intime du pronazi Eugène Deloncle, il finance depuis 1934 l'extrême droite.
Après la défaite de 1940, et sous son parrainage, nos deux acolytes épousent d'abord Vichy et la collaboration. Mitterrand, prisonnier de guerre en 1940, s'est évadé, trouve à s'employer à Vichy, se voit décoré par Pétain, mais ne s'affiche pas outre mesure. Bettencourt, lui, commet, entre autres, dans La Terre française, qu'il dirige, un détestable pamphlet antisémite. Son dévoilement tardif, en 1969, lui arrachera des excuses publiques pour l'" erreur de jeunesse " d'un passé censuré.
Censuré depuis qu'à la fin 1942 les deux amis eurent viré de bord. Et rallié, non sans divers exploits, la Résistance, où ils retrouvent Pierre de Bénouville, un ancien de la droite maurassienne, futur père Joseph de Marcel Dassault. A la Libération, nos deux amis n'oublieront pas Schueller. Forts de leur conversion résistante, ils lui évitent de justesse les affres de l'épuration. En échange, Mitterrand dirige la filiale édition de L'Oréal et son journal Votre beauté. Bettencourt épouse Liliane Schueller et entre à la direction du groupe. L'entreprise, brillamment conduite par François Dalle - un troisième ancien de la rue de Vaugirard -, recrute et expédie dans ses filiales lointaines plusieurs rescapés compromettants de la bande à Deloncle. Dès 1946, Mitterrand s'embarque en politique. Bettencourt, de son côté, élu en Normandie, devient ministre de Mendès puis, après le retour du Général, ministre gaulliste habile et estimé.
Par-delà l'adversité farouche du gaullisme et du mitterrandisme, Mitterrand, Bettencourt et Bénouville maintiendront un réseau romanesque de connivences et influences. Réseau informel d'" hommes assez hardis pour tout entreprendre, ayant connu de grands dangers mais taisant leurs défaites, et s'acceptant tels qu'ils sont "... Ainsi Balzac a-t-il d'avance dépeint ces " lions " fraternels d'un élitisme clandestin.
Si je rapproche les remugles hier cachés de l'affaire Schueller et les suspicions aujourd'hui publiques de l'affaire Woerth-Bettencourt, c'est pour mesurer l'évolution heureuse, en cinquante ans, de nos moeurs politiques. La justice et la presse, accompagnant les répulsions croissantes de l'opinion, auront en un demi-siècle imposé que l'illégal toléré devienne intolérable. Ni l'affairisme de droite ou de gauche, ni le bon plaisir des règnes Mitterrand, voire Chirac, ni le déferlement des fausses factures et multiples abus de pouvoir où la classe politique lavait son linge sale en famille ne pourraient s'épanouir aujourd'hui avec la même impunité. La loi Rocard de 1990 sur le financement des partis politiques, certes améliorable, a réduit le flux des rétrocommissions sur les marchés d'Etat, et celui des valises du patronat. La France n'est fichtre pas une démocratie scandinave, mais elle quitte peu à peu de pénibles indignités.
Au dernier chapitre inachevé du roman Bettencourt, on épingle moins les fautes supposées d'Eric Woerth que sa candeur à cumuler la trésorerie d'un parti avec un ministère exposé. Grisée par Internet, enhardie par ses conquêtes, la presse pèche sans doute, ici ou là, par l'animosité du soupçon lorsque, faute de preuves, elle dénonce le " plausible ". Et la justice elle-même peut encore gagner en indépendance. Mais on progresse...
Dans une société française mal préparée au régime libéral, où l'argent s'exhibe sans complexe, la presse et la justice ne garantissent pas une " République irréprochable ". Du moins leurs garde-fous nous préservent-ils de quelques précipices
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