vendredi 12 juillet 2013
Les trois bombes financières qui pourraient exploser cet été
On sait s’amuser, aux Rencontres économiques d’Aix. Ce Davos provençal, qui a rassemblé experts, grands patrons et gouvernants de la planète du 5 au 7 juillet, s’est conclu en chansons avec l’artiste sénégalais Youssou N’Dour. L’économiste Jean--Hervé Lorenzi, organisateur de l’événement, et l’académicien Erik Orsenna ont également poussé la chansonnette. La veille, les participants étaient aussi très détendus au Théâtre de l’Archevêché, où ils ont apprécié le Rigoletto de Verdi.
Mais, cette année, la fête a été un peu gâchée. Pierre Moscovici, le ministre de l’Economie, a piqué une colère contre "les patrons qui doivent respecter les politiques", après avoir été critiqué par le PDG de Saint-Gobain. Et derrière leur apparente décontraction, les économistes n’ont pas caché leur pessimisme, notamment à propos de l’Europe. "La crise de la zone euro n’est pas terminée. Le plus grave n’a pas encore eu lieu, s’inquiète ainsi Charles Wyplosz, professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève. Les dettes publiques ne sont pas soutenables et les bilans des banques n’ont pas été vraiment nettoyés". Les récentes turbulences financières ont relancé les inquiétudes. "La zone euro est la seule région du monde dont la croissance est à l’arrêt", a rappelé Christine Lagarde, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). Décryptage de ces bombes financières qui pourraient tomber sur le continent.
Cote d'alerte sur les dettes publiques
Ils sont presque tous d’accord. A Aix, les experts en finances publiques comme Anna Kinberg Batra, qui a présidé la commission des Finances au Parlement suédois, Jared Bernstein, ancien conseiller du vice-président américain Joe Biden, ou l’économiste italien Francesco Giavazzi ont dénoncé les effets dévastateurs des politiques d’austérité en Europe. "Les Européens ont appliqué ces coupes budgétaires au plus mauvais moment, alors que leur économie n’était pas sortie de la récession. Le résultat, c’est plus de récession, plus de chômage et plus de dette", a déploré Charles Wyplosz. La veille, Peter Bofinger, membre du conseil indépendant des économistes d’Angela Merkel, la chancelière allemande, avait déjà enfoncé le clou : "Les dirigeants européens sont en train de prendre conscience que leurs politiques de restriction budgétaire ont mené à la récession. Prenez le Portugal : c’est le bon élève de la zone euro, qui a appliqué rigoureusement les plans d’économies prônés par la Commission. Trois ans plus tard, il va beaucoup plus mal", déplore ce keynésien, l’un des rares, en Allemagne, à tenir ce discours. Même les agences de notation, que les Européens ont cherché à rassurer en lançant ces politiques de -rigueur, sont inquiètes : "Nous constatons un certain découragement face aux politiques d’austérité, qui ont eu peu d’effet sur la réduction du déficit et de la dette. Il y a un risque d’explosion sociale", confie, hors micros, Jean-Michel Six, chef économiste à Standard & Poor’s.
Alors que faire ? Certains experts ont suggéré la suspension sine die du pacte de stabilité européen, donc des objectifs de réduction des déficits, jusqu’au retour réel de la croissance. "Il faut supprimer toute restriction budgétaire lorsque l’activité économique est déprimée", avance Jared Bernstein. Interpellé sur cette proposition, Pierre Moscovici a botté en touche, en réclamant simplement "plus d’attention portée à la croissance et à l’emploi" dans les politiques européennes.
Conséquence de l’inefficacité du serrage de vis budgétaire : le fardeau des dettes publiques a continué de s’alourdir, dépassant largement les 100 % du PIB au Portugal, en Italie et en Grèce (voir graphique). Face à Christine Lagarde, Patrick Artus, le directeur de la recherche et des études de Natixis, a mis les pieds dans le plat : "C’est une illusion de penser que toutes ces dettes seront remboursées. En Europe, un certain nombre de pays ne sont pas solvables". Gênée par ce sujet explosif, la directrice du FMI a répondu que "tous les pays avancés ne pouvaient pas se retrouver au Club de Paris", l’instance représentant les créanciers publics des Etats surendettés. Mais, elle l’a admis, son institution planche sur ce dossier, avec la création d’un groupe de travail sur "le traitement des dettes lourdes". Traduction : comment faire accepter aux bailleurs de fonds d’abandonner une partie de leurs créances. Un point crucial pour beaucoup d’économistes : tant que ces "vieilles dettes", pour reprendre l’expression de Patrick Artus, ne seront pas apurées, la zone euro ne pourra pas rebondir.
Risque de krach obligataire
Une bombe à plus de 100 milliards d’euros. Selon Natixis, c’est ce que pourrait coûter une hausse des taux de 100 points de base (1 %) aux banques européennes, qui détiennent pas moins de 1.700 milliards de titres publics dans leurs bilans. Depuis le 19 juin, avec l’annonce par le président de la Réserve fédérale américaine (Fed), Ben Bernanke, qu’il allait réduire ses achats massifs de bons du Trésor, les financiers sont inquiets. Les taux américains ont immédiatement grimpé (voir graphique) et entraîné ceux de la zone euro dans leur sillage. Aux Etats-Unis, où l’économie redémarre (195.000 emplois créés en juin, ce qui a ramené le taux de chômage à 7,6 %), cette tension sur les prix du crédit n’est pas un drame. En revanche, dans la zone euro, qui reste déprimée, le coup est rude. Après avoir exporté leur crise des subprimes, les Américains menacent aujourd’hui de casser la reprise dans le Vieux Continent en cessant de faire tourner leur planche à billets… Au cœur de la vieille ville d’Aix, dans les petites salles de l’immeuble historique de Sciences-Po, où il fait une chaleur étouffante, les experts prennent le risque très au sérieux. "En 1994, l’Europe avait subi une crise obligataire, car la Fed avait remonté ses taux brutalement", rappelle Michel Aglietta, économiste au CEPII et spécialiste de la finance. Mais aujourd’hui, la réaction épidermique des marchés est irrationnelle. Car la Fed agit de façon beaucoup plus modérée en annonçant qu’elle va arrêter progressivement d’injecter des liquidités".
Irrationnelle ou pas, une forte remontée des taux ébranlerait les banques européennes, à peine remises de la crise financière de 2008. D’autant que certaines d’entre elles se sont fragilisées en se gavant de titres publics. "Elles ont signé un pacte avec le diable , tempête Charles Wyplosz. Les Etats les ont incitées à acheter leurs dettes en leur promettant de les sauver en cas de crise". Un deal qui rend les banques plus sensibles à une hausse des taux obligataires, qui diminuerait automatiquement la valeur des emprunts d’Etat dans leurs bilans. "Cela dégraderait leurs ratios de solvabilité et leurs cours de Bourse", prévoit Michel Aglietta.
Malgré cette épée de Damoclès, beaucoup restent pourtant optimistes. La raison ? Ils croient en -Super Mario. Depuis sa sortie tonitruante de l’été dernier – "l’euro est irréversible" –, qui avait cassé la spéculation, Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne (BCE), apparaît comme un rempart. "Je crois à l’engagement de la BCE d’intervenir en cas de nouvelle crise financière", confie Laura Tyson, professeur à Berkeley et ancienne conseillère de Bill Clinton. " La BCE a créé un parapluie nucléaire avec son programme OMT, qui permet de financer un pays en difficulté subissant une -attaque sur les marchés", relève Carol Sirou, présidente de Standard & Poor’s France. Sauf que ce parapluie nucléaire est troué : l’OMT ne concerne que les pays sous assistance européenne, comme le Portugal ou l’Irlande. Si l’Espagne, l’Italie et la France devaient être attaquées, la BCE n’aurait pas le droit de les secourir. Mais pour les optimistes, Super Mario ne s’embarrasserait pas de ces règles contraignantes en cas de krach…
Crainte d'une explosion de la bulle chinoise
A Aix, la Chine inquiète. Dans l’empire du Milieu, le shadow banking, la distribution de crédits par les grandes entreprises – qui empruntent aux banques et reprêtent aux PME –, a bondi (voir graphique). "Cette explosion du crédit est préoccupante. Les autorités vont devoir la juguler, ce qui va encore ralentir la croissance", s’inquiète Jean-Michel Six. "Il n’y a pas pour autant de risque de crise financière, tempère Michel Aglietta. L’Etat central dispose de réserves de change colossales, et il peut y puiser pour recapitaliser les banques défaillantes".
N’empêche, la Chine, locomotive du commerce mondial, donc de l’économie très ouverte qu’est l’Europe, est en pleine décélération. Certes, son taux de croissance fait encore pâlir d’envie les Européens, prévu à 7,7 % l’année prochaine, selon Natixis. Mais il marque un recul de presque 3 points par rapport à 2010, l’équivalent d’une récession dans les pays "matures". Un ralentissement qui concerne aussi d’autres économies émergentes, comme l’Inde ou le Brésil, et suffisamment marqué pour pousser le FMI à réviser à la baisse ses prévisions de croissance mondiale à 3,3 % en 2013.
Dans les débats aixois, où défilent beaucoup d’experts des pays émergents, certains craignent un impact plus violent si les taux d’intérêt repartaient durablement à la hausse aux Etats-Unis : cela pousserait les investisseurs à quitter les pays du Sud vers les placements plus sûrs. "Certains pays émergents, comme le Brésil ou la Turquie, sont très dépendants des flux de capitaux, analyse l’économiste turc Kemal Dervis, un ancien de la Banque mondiale. Ils pourraient subir un choc bien plus fort qu’en Asie".
Ces risques peuvent paraître lointains. Mais quel que soit le virus qui menace la planète financière, ceux qui sont en récession et mal guéris seront les plus vulnérables. Et au sein de la zone euro, ils sont quelques-uns.
(Avec Marie Charrel)
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