TOUT EST DIT

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jeudi 9 mai 2013

Hollande un an après : pourquoi il doit arrêter de dire aux Français qu'ils sont formidables


C’est en effet moins la crise qui est insupportable pour un nombre certain de citoyens que l’inégalité devant celle-ci. « Il faut faire des sacrifices », susurrait déjà Raymond Barre il y a trente-cinq ans. « Il faut faire des efforts », répète aujourd’hui François Hollande. Fort bien. Mais c’est précisément sur la manière dont l’effort est réparti que les interrogations, les protestations et les colères s’amoncellent. L’on pourrait remplir la grande bibliothèque François-Mitterrand avec les livres, les gazettes et les émissions consacrés à l’extraordinaire compilation de régimes spéciaux, d’avantages cachés, de cadeaux exclusifs et de traitements diversifiés qui constituent l’art et la manière dont la République française reçoit la taille, la dîme et la gabelle qui lui permettent de fonctionner. Mais quand les copropriétaires de ladite République commencent à mettre le nez dans des rouages aussi complexes qu’indéchiffrables, ils ne peuvent que se poser des questions. Et attendre des réponses qui, souvent, tardent à se manifester.
Dans la forêt vierge des avantages de tout poil et des mystères de tout acabit, citons quelques plantes vivaces qui n’en finissent pas de faire désordre. Les allocations familiales doivent-elles être soumises aux conditions de ressources ? Un esprit même faiblement cartésien est susceptible de trouver normal qu’une famille aux revenus de 10 000 euros par mois puisse peut-être se passer de cette aide, indispensable en revanche pour un foyer touchant des mensualités très nettement inférieures. À l’autre bout de la palette, est-il normal qu’une personne n’ayant jamais travaillé en France perçoive, entre autres bienfaits, une retraite, la couverture médicale universelle et l’allocation logement, alors que 8 millions de nationaux vivent officiellement en dessous du seuil de pauvreté ? Ce n’est pas, en tout état de cause, en traitant ceux qui posent cette question de fachos, de racistes et de colonialistes que l’on résoudra le problème.
Le tonneau des Danaïdes fuit par tous les bouts : au sommet, d’excellents conseillers fiscaux et financiers se concentrent pour que les plus riches paient le moins d’impôts possible, que les parachutes dorés et les retraites de platine couronnent les efforts des PDG méritants, ce qui ne serait pas particulièrement nocif si l’ensemble de ceux qui sont aux manettes de notre économie – et qui font souvent du bon travail – rendaient à la collectivité la juste part de leurs bénéfices.
Encore faut-il s’entendre sur la signification du mot « juste » et ne pas transformer le devoir civique en hémorragie interne généralisée. Tant que le monde tel qu’il est et la gauche française telle qu’elle va n’auront pas trouvé une alternative évidente à l’envie de bien gagner sa vie, celle-ci continuera de diriger, qu’on le veuille ou non, la démarche des meilleurs et des plus intelligents. Non par goût du fric pour lui-même, mais par l’exercice d’un capitalisme productif qui, chez nous, est encore considéré comme un mal plus ou moins nécessaire. Comme l’a montré Isabelle Albert dans son excellent essai Le Trader et l’Intellectuel (Éd. de l’Aube, 2012) ce qui pourrait arriver de mieux en France aujourd’hui, c’est une réconciliation, voire une synergie entre élites intellectuelles et publiques et élites productives et privées. Alors que, dans les gazettes et sur les écrans, des foultitudes d’experts et de politiques s’empoignent sur les problèmes du xxie siècle avec les schémas du xixe, alors que certains continuent d’expliquer doctement qu’il faut faire marcher la planche à billets, conchier la dette et tout prendre à partir de 300 000 euros par an, alors que d’autres prônent un libéralisme sans limite et la disparition quasi absolue de l’État, il ne serait pas malséant de rappeler que l’on marche sur deux jambes et que, par exemple, si l’Éducation nationale pensait un moment au monde qui va accueillir ses élèves, peut-être songerait-elle enfin à ne plus considérer le marché et l’entreprise comme des versets sataniques destinés à corrompre l’humanisme républicain… De même, les ministres, entrepreneurs, intellectuels et économistes devraient de toute urgence monter ensemble au créneau pour expliquer qu’il en est des métiers comme des humains : ils naissent, ils vivent, ils meurent. Il est plus important de former aujourd’hui, en France, des biologistes, des physiciens, des chimistes, des webmasters et autres gisements aurifères du futur que de dépenser des milliards à ressusciter certaines industries en déshérence, parties depuis longtemps dans les plaines concurrentes de l’hémisphère Sud.
Ce déficit de lucidité et de pédagogie est à mettre au lourd passif du bilan de ceux qui tiennent le gouvernail. Mais, n’ayons garde de nous oublier dans la distribution des blâmes : si la France tarde tellement à bouger et a perdu parts de marché et parts de maîtrise, c’est que des millions de Français veulent surtout que rien ne remue. S’il s’agit de toucher à nos acquis, à nos droits, à nos avantages, à nos régimes spéciaux, à nos statuts, le changement, ce n’est pas maintenant, ni demain, ni après-demain. Jamais. On n’en veut pas. Voyez chez les autres. Pas chez moi. Ce sont eux, les privilégiés, les assistés, les pistonnés.
Ne péchons pas par surcroît de pessimisme. Face à l’évidence du déficit et au danger de faillite, à la nécessité d’agir ou de couler, ils sont nombreux à pouvoir être convaincus, à condition, encore une fois, que la justice s’exerce à tous niveaux et qu’elle sanctionne avec au moins autant d’efficacité celui qui a volé un million d’euros que celui qui en a dérobé cent.
Rien n’est plus terrifiant, en effet, que de continuer sans rien faire à légitimer la vérité de La Fontaine : « Selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » De moins en moins supportable ? À l’époque d’Internet et des réseaux sociaux, chaque flagrant délit d’injustice économique, financière ou sociale ne peut qu’alimenter le cynisme, la résignation et la méfiance. « Quand, dans une société, le taux de frustration dépasse le taux de production, tout devient possible », écrivait Ivan Illich. Nous y sommes.
Voilà pourquoi Hollande et consorts devraient arrêter une fois pour toutes de dire aux Français qu’ils sont formidables, un grand peuple, que tout le monde il est beau, gentil, talentueux, créatif et autres fleurs de rhétorique jetées en permanence sur la tombe des illusions perdues. On ne leur demande pas non plus d’insulter leurs concitoyens en les traitant de fainéants, de planqués, d’égoïstes, de râleurs et de profiteurs : le masochisme n’est point, et c’est heureux, leur vocation. Mais qu’au moins, « Moi, président », puisque c’est de lui qu’il s’agit aujourd’hui, cesse, à présent qu’il est en place et que seule une insurrection généralisée pourrait l’en déloger, de proclamer des avancées qu’il sait ne pas pouvoir réaliser, à faire des promesses qu’il sait ne pas pouvoir tenir, à montrer à quel point gouverner est un art de plus en plus difficile en cette ère où les plaques tectoniques se déplacent sans arrêt sur toute la planète, et où il importe de rattraper quatre décennies de laisser-aller. À l’impossible nul n’est tenu : à la franchise, oui.
En fait, Hollande a entrepris un travail aussi intéressant que désespéré, qui consiste à renier ses engagements en pariant sur le changement de couleur du tableau en 2017. L’histoire de France pense-t-il, n’est tissée que de ces contradictions créatrices : les volte-face d’aujourd’hui préparent, pour ces pragmatiques inspirés, les réussites de demain, et il faut donc chercher avec ses dents les dizaines de milliards nécessaires à un équilibre prévu pour être atteint dans cinq ans ; j’avoue j’en ai bavé pas vous… »
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