mardi 20 novembre 2012
"Crise de l'euro: la perspective d’une monnaie commune européenne comme solution" par Jacques SAPIR
Tout indique que nous sommes aujourd’hui
arrivés à un butoir. L’austérité devient chaque jour un peu plus
insupportable, en Grèce, au Portugal et en Espagne, et le spectre d’un défaut de la Grèce revient hanter les ministres des finances de la zone Euro.
Même si des solutions provisoires sont
trouvées, ce qui est probable, elles ne dureront que quelques semaines.
Il faudra bien prendre des décisions. Soit nous irons vers une
surenchère dans l’austérité qui se fera nécessairement par des moyens
non démocratiques, soit se posera, enfin, le problème des formes de
régulation d’une zone économique hétérogène.
La zone euro, aujourd’hui, n’est pas
fonctionnelle ; c’est une évidence qui est désormais admise. Cette zone,
il faut le savoir, n’est pas intégrée de manière homogène en fonction
des différents pays. En effet, des pays qui ne sont pas membres de la
zone euro sont aujourd’hui plus intégrés avec la zone euro que des pays
de la zone euro eux-mêmes.
La part du commerce import et export de
la Hongrie, de la Pologne ou de la République tchèque avec la zone euro
est nettement plus importante que celle de la France, de la Grèce ou du
Luxembourg. Par ailleurs, les conditions d’évolution de la productivité
restent largement divergentes entre les pays de la zone. Ajoutons que le
capital circule de moins en moins au sein de la zone, et les conditions
de travails restent largement différentes.
Nous sommes donc bien en présence d’une
zone économique hétérogène. En assurer le fonctionnement au sein d’une
même monnaie pose de redoutables problèmes dont, parmi les dirigeants
internationaux de premier plan, seul Vladimir Poutine semble avoir
conscience.
L’hypothèse fédérale, qui est pour
l’heure privilégiée par les gouvernements européens, impose de
quantifier les transferts des parties riches de la zone euro vers les
parties moins riches, voire fortement appauvries. Patrick Artus estime
cette charge à 12% du PIB de l’Allemagne qui serait largement (à 90%)
payée par l’Allemagne. Une autre manière de faire les calculs est
cependant possible. Il est évident que les pays du « sud » de la zone
Euro (Espagne, Grèce, Italie, Portugal) devraient faire un effort
considérable dans les domaines de la recherche et de l’enseignement afin
d’obtenir les gains de compétitivité, de productivité, qui leur
permettent d’inverser la tendance d’accroissement de leurs coûts
salariaux réels. Il faudrait de plus qu’ils consacrent des sommes
importantes à leurs systèmes d’éducation pour que la main d’œuvre soit
en mesure d’utiliser les techniques avancées issues de cet effort de
recherche et développement. Ces pays devraient en outre recevoir une
aide pour financer leur déficit structurel avec l’Allemagne, les
Pays-Bas, la Finlande et l’Autriche. ce qui implique à nouveau des
montants compris entre 100 et 120 milliards d’euros. Autrement dit, il
faudrait transférer à ces pays un minimum annuel de 250 à 260 milliards
d’euros. Ces transferts seraient largement financés par l’Allemagne, ce
qui porterait la contribution nette de l’Allemagne au moins à 200
milliards d’euros par an, soit 8% de son produit intérieur brut. Le
problème, on le voit, n’est pas que l’Allemagne ne voudra pas le faire,
c’est que l’Allemagne ne pourra pas le faire ! Une contribution de ce
montant aboutirait inévitablement à casser les reins de l’économie
allemande.
Cela impose donc de penser à l’autre
mode de régulation de cette zone hétérogène : des dévaluations ou
réévaluations de monnaies. De nombreux économistes ont déjà signalé que
ce serait le moyen le plus simple et le moins coûteux de rétablir la
compétitivité pour les pays qui souffrent d’un déficit important en ce
domaine. Mais, cela veut dire recouvrer des monnaies nationales.
Beaucoup de gens craignent alors légitimement que cela ouvre un espace
privilégié à une spéculation monétaire internationale qui, en son temps,
a emporté le Système monétaire européen. Il faut se souvenir que les
deux grandes crises spéculatives qu’a connues le Système monétaire
européen ont fini par aboutir à sa destruction. Il nous faut donc poser
les pré-requis d’une monnaie commune européenne.
Tout d’abord, il faudra maintenir les
institutions de coordination monétaire entre pays, ne serait-ce que pour
définir les niveaux de dévaluation ou de réévaluation que les
différentes monnaies nationales devraient adopter les unes par rapport
aux autres et pour refaire, de manière régulière (tous les ans ou
dix-huit mois) un état de la situation afin de voir si certains pays
doivent encore dévaluer ou d’autres réévaluer.
Deuxième point important : il faudra,
autant que faire se peut, limiter la spéculation monétaire interne.
C’est tout à fait faisable à la condition que les pays qui seront
membres de ce nouveau système de coordination monétaire (et non d’une
union monétaire) qui devrait évidemment déboucher sur la création d’une
monnaie commune s’accordent aussi sur le principe de mesures limitant
soit l’existence de compartiments du marché des changes, soit la liberté
d’opérations sur certains compartiments. Ces mesures concerneraient
évidemment les opérations à très court terme dont certaines (les
opérations au jour le jour) pourraient être interdites ou très fortement
réglementées. Nous les savons depuis une vingtaine d’années, d’un point
de vue théorique, que ces mécanismes de spéculation sont très
profondément déstabilisants.
Le troisième pré-requis est l’union
bancaire. Il est extrêmement important que les banques, dans les pays
qui accepteraient cette monnaie commune, aient les mêmes règles
prudentielles et les mêmes règles sur la banque de détail. Il est
d’ailleurs complètement aberrant que, dans le cadre d’une monnaie unique
évidemment beaucoup plus exigeante qu’une monnaie commune du point de
vue d’une union bancaire, on ait laissé les pratiques des banques de
détail diverger de la manière que l’on connaît dans les années qui ont
précédé la crise. C’est ce qui explique en particulier l’ampleur des
dettes des banques espagnoles et le problème des banques irlandaises.
Quelle sera la place de cette monnaie commune dans un système monétaire international ?
Il faut revenir en arrière : en 1995
(l’euro n’existait pas encore), le dollar ne constituait que 59% des
réserves des banques centrales. Il est passé de ce niveau à 70% des
réserves des banques centrales mondiales en 2003. Autrement dit,
l’introduction de l’euro ne s’est pas faite contre le dollar, elle s’est
faite contre les petites monnaies (la livre, le yen, le franc suisse).
Ce sont ces monnaies qui ont le plus souffert de l’introduction de
l’euro.
Si aujourd’hui nous pouvions mettre en
place une monnaie commune, celle-ci pourrait à terme devenir un point de
référence pour les banques centrales, ce qui impliquerait évidemment
que soient émises progressivement des dettes dans cette monnaie commune,
en particulier dans le cadre de transactions entre la zone de la
monnaie commune et le reste du monde. Car s’il n’y a pas de dettes
libellées dans la monnaie commune, on ne peut espérer voir cette monnaie
commune servir d’instrument de réserve.
Cette monnaie commune aurait l’immense
avantage d’attirer à elle toute une série de pays car ce système
beaucoup plus souple que la monnaie unique qui fonctionne aujourd’hui,
garantit en même temps une certaine stabilité face aux spéculations
internationales. Il est parfaitement imaginable que des pays comme la
Russie ou la Chine, sans demander à faire partie de la zone de la
monnaie commune, décident d’indexer leur monnaie, en tout ou partie, sur
cette monnaie commune. On sait que les dirigeants de ces deux pays ont
appelé à l’émergence de nouvelles monnaies de réserve internationales.
Ils n’ont évidemment plus confiance dans l’Euro dont on voit depuis deux
ans et demi la part dans les réserves des banques centrales diminuer
régulièrement. Mais ils n’ont pas plus confiance dans le dollar.
C’est cet hiver que nous verrons le
point de rupture. Il est impossible de savoir à l’heure actuelle si la
raison l’emportera et si l’idée d’une dissolution concertée, coordonnée,
s’imposera ou si, certains dirigeants restant figés dans leurs
certitudes et dans leurs illusions, nous irons vers des sorties
échelonnées de la zone euro qui conduiraient évidemment à un éclatement
de l’euro et rendraient beaucoup plus difficile la reconstitution d’une
monnaie commune par la suite.
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