Des bancs du lycée d'Albi à l'Elysée, un résumé en 500 pages inédites de lettres, notes et portraits, près d'un demi-siècle de la vie intime, amoureuse, familiale et politique de celui qui gouverna la France avant de la présider de 1969 à 1974.
Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas sur le taramc de l'aéroport de Bordeaux le 15 juin 1969. C/ BRUNO BARBEY MAGNUM PHOTOS
Janvier 1930, à propos d'une jeune fille: «Si tu l'avais vue au théâtre en robe du soir, elle était merveilleuse. Elle a un chic très personnel, un corps divinement souple, ferme, voluptueux (...) je souffrirais de ne pas la posséder.» Mars 1943, toujours à l'ami Pujol: «Pauvre France! Il faudra un effort énorme pour la rétablir... quel boulot après la guerre...»
Septembre 1952, au Général de Gaulle: «Mon instinct me dit que vous n'avez pas le droit d'abandonner la France à sa décadence...» Juillet 1968, réflexion sur sa fonction de Premier ministre: «En politique, le but n'existe pas ou plutôt s'éloigne au fur et à mesure qu'on croit avancer.»
Automne 1968, note intime: «Rien, tout au long de ma vie, ne m'a plus importé que ma femme...»
Telle est la palette multiple de ce livre qui court sur près d'un demi-siècle. Les extraits que nous avons choisis font partie d'une galerie de portraits rédigés par le chef de l'Etat quelques mois avant sa mort. Ignorant si les «circonstances», autrement dit sa maladie, lui permettraient d'aller au bout de ses Mémoires, il a utilisé quelques loisirs durant la période électorale de 1973 pour dire comment il voyait certains hommes politiques.
«Si ces textes devaient être publiés un jour tels quels, il faut savoir qu'ils ont été écrits au courant de la plume et qu'il s'agit là d'un premier jet, qu'on ne me reproche donc pas les faiblesses de forme. Je revendique par contre la sincérité de mes jugements. On les trouvera sévères, mais n'est-ce pas leur intérêt? Chacun de mes personnages saura faire valoir ses qualités et n'a nul besoin de moi pour cela. Et puis, il faut bien le dire, quand on occupe la première place, on est surtout sensible aux lacunes et aux faiblesses des hommes qui vous aident et de ceux qui vous combattent ou aspirent à vous succéder.»
Lettres notes et portraits, 1928-1974, de Georges Pompidou. Avec les témoignage de son fils Alain Pompidou.Edition Robert Lffont, 24€.
De Gaulle était né pour les grandes aventures. Lorsqu'il eut terminé le premier tome de ses Mémoires de guerre, il nous le remit, à Malraux et à moi, pour que nous le lisions. Puis il nous convoqua, ensemble, et nous demanda «si cela valait la peine d'être publié». Je laissai à Malraux le soin de répondre. Puis j'osai une remarque: il me semble, dis-je, que dans le récit du départ pour Londres et de l'appel, on ne sent pas assez le moment où le Général de Gaulle est devenu l'homme du 18 Juin. Le récit rapporte les faits. Mais à quel moment s'est fait en vous, mon Général, le changement, à quel moment avez-vous senti que, désormais, vous incarniez la France? Le Général me répondit: «Pour vous dire la vérité, depuis toujours.» Parole où certains verront la preuve d'un immense orgueil, mais où je vois le signe de la prédestination.Dans les rapports individuels, de Gaulle passait pour difficile. Il n'était bruit que des «savons» passés aux aides de camp, comme aux ministres.
Avec moi, il fut toujours d'une courtoisie parfaite. (...) En vingt ans de collaboration étroite, il ne se mit pas une seule fois en colère à mon égard, en ma présence. Son attitude changea néanmoins quand je devins Premier ministre. Jusqu'alors je m'identifiais à lui et il me parlait avec une entière liberté. A partir de ce moment-là, j'existais par moi-même, d'où une certaine réserve, avec l'art de mentir pour savoir le vrai, de tenter pour voir les réactions, de dissimuler certaines arrière-pensées. Malgré tout, et jusqu'en juin 1968, nos rapports furent extrêmement confiants. Je savais qu'il m'estimait, il savait que je lui étais tout dévoué.
La seule crise fut celle de l'exécution projetée du général Jouhaud . A la suite de la condamnation de Salan à une peine de prison, je trouvai le Général des mauvais jours, le teint gris, l'oeil féroce. Sa proie lui échappait. Il lui fallait une victime de substitution. Le garde des Sceaux s'époumonait à inventer des arguments juridiques que je ne discutais pas et même qui m'aidaient, mais qui ne pesaient pas lourd. Finalement, le Général me garda seul et me dit:- Je vais faire exécuter Jouhaud.- Mon Général, je ne puis m'y associer et je ne signerai pas le décret.- Dans ce cas, il faudra me remettre votre démission.- Bien mon Général.Notre dialogue s'arrêta là. Mais, à la stupeur du Général devant ma réponse, je compris que j'avais gagné. Il devait me dire plus tard: «Entre deux inconvénients, votre démission et la grâce de Jouhaud, j'ai choisi le moindre.» Sur le moment, il m'en a peut-être voulu.
Je pense que je n'ai pas nui à sa mémoire, ni à la situation politique du moment.Des innombrables conversations que j'ai eues, je retiens ceci: d'abord sur les hommes, une extraordinaire sévérité, un mépris peut-être encore plus affiché que réel. Il est frappant de voir que dans ses Mémoires, il se montre au contraire excessivement indulgent. En réalité, c'est une réaction d'orgueil. Il n'a pu se tromper, donc les gens qu'il a utilisés avaient des mérites. Ainsi l'éloge qu'il fait d'Edgar Faure à l'Education nationale, alors qu'il m'en avait dit «pis que pendre» en janvier 1969 et sa ferme intention de s'en débarrasser. Avait-il du coeur? A coup sûr beaucoup d'égards et d'affection pour Madame de Gaulle, vis-à-vis de ses enfants et petits-enfants (...)
Tout cela à l'actif. Au passif, sans aucun doute, la conviction que les hommes ne sont mus que par l'intérêt, et qu'il faut se garder de s'attacher à eux dès qu'ils ne vous sont pas indissolublement liés. La conviction aussi que la loi de l'Homme d'Etat est la dureté. «Soyez dur, Pompidou», me fut dit à maintes reprises. D'où cette impression d'homme dénué de sensibilité qu'il a donnée à beaucoup. Sa conduite à l'égard de ma femme lors de l'affaire Markovic va, hélas, dans le sens de cette interprétation que je corrigerai en disant qu'avec l'âge, l'égocentrisme était devenu si fort qu'il étouffait toute manifestation sentimentale.Devant l'événement, je n'ai certes pas connu d'homme aussi exceptionnel. Il se trompait bien sûr parfois. Mais sa faculté de prévision, de vue sur l'avenir était vraiment géniale. Et sa réaction à l'événement lui-même plus remarquable peut-être encore.
«De Gaulle? Vivre, pour lui, c'était sans aucun doute faire l'histoire...» (Georges Pompidou)C/ COLLECTION ALAIN POMPIDOU/DR
Vivre, pour lui, c'était sans aucun doute faire l'Histoire. Il croyait à la postérité. Il voulait nourrir le mythe qu'il lui laisserait. Mais l'au-delà? Claude Guy, son aide de camp, longtemps intime, m'a dit, avec fureur, au moment de sa disgrâce: «Cet homme ne croit pas en Dieu.» Tout dans son comportement religieux disait le contraire. Rien dans son comportement quotidien ne permet de dire qu'il ait jamais agi par pur intérêt personnel.
Le challenger: François Mitterrand
Comment peindre quelqu'un que je ne connais pas? Je ne puis formuler que des impressions liées à son comportement physique et politique. L'homme est intelligent, calculateur mais aussi, me semble-t-il, aventureux, orateur inégal mais souvent brillant, surtout dans l'attaque. Il a sans aucun doute assez de ressort pour ne jamais se décourager et pour rétablir inlassablement une situation personnelle dégradée.
Il l'a prouvé après l'affaire des fuites, après 1958, après l'aventure de l'Observatoire, après Mai 1968, il le prouve brillamment en ce moment même. Une certaine fatalité et l'espoir qu'a fait naître en lui son tête-à-tête avec le Général de Gaulle en 1965 l'ont écarté longtemps des grands postes qu'il est, sans aucun doute, apte à occuper. Ce qui m'étonne c'est la voie choisie, je veux dire la voie socialiste alors qu'il suffit de le voir pour se rendre compte qu'il n'est pas socialiste. Son goût de l'autorité, et je le crains de l'autorité sans limite, l'apparente davantage au type «fasciste», j'entends par là «autoritarisme de droite».
D'où cette impression d'insécurité que laissent aux observateurs ses tirades artificiellement lyriques et que livrent la voix et les plis de la bouche. Si le destin voulait qu'il atteigne le but et dirige la France, que ferait-il, prisonnier de partis qui veulent tous réduire le Président à un rôle de figurant? Vis-à-vis de l'étranger, renierait-il les absurdités du «programme commun» pour défendre les intérêts fondamentaux de la France?
On peut tout attendre de quelqu'un qui fut un des premiers à pressentir la décolonisation et qui n'hésita pas, pour autant, à s'engager dans la guerre d'Algérie. Il s'intéresse, paraît-il, à l'histoire de Florence et des Médicis. Je le crois, pour ma part, plutôt apparenté aux Borgia et j'imagine qu'il a beaucoup lu Machiavel. Trop peut-être et finira-t-il par échouer.
L'éventuel successeur: Jacques Chaban-Delmas
Au moment où j'écris ces lignes, la carrière de Jacques Chaban-Delmas est probablement loin d'être terminée. Vingt-six ou vingt-sept ans de vie parlementaire n'empêchent pas qu'il soit plus jeune que moi et, peut-être, mon successeur à l'Elysée. C'est, d'autre part, quelqu'un que je connais peu. Si nous nous sommes vus bien souvent, au fil des années, ce fut toujours dans le cadre de l'action politique et aucune intimité ne s'est créée entre nous. Mais cela même a une signification, qui traduit la différence, pour ne pas dire l'opposition de nos tempéraments.Jacques Chaban-Delmas se veut jeune, beau, séduisant et sportif.
Il refuse de vieillir, se livre pour cela à son sport favori, le tennis, et assure la relève en se mettant au golf. Il aime les femmes, toujours passionné, seul changeant l'objet de la passion. Il travaille peu, ne lit pas de papiers, en écrit moins encore, préférant discuter avec ses collaborateurs et s'en remet essentiellement à eux qu'il choisit bien, pour ce qui est des affaires publiques s'entend. Politiquement, il meurt de peur d'être classé à droite, il veut néanmoins plaire à tout le monde et être aimé. Assez naïvement, il s'étonne lui-même de ses succès.
Ainsi, lors d'une visite réussie à Toulouse comme Premier ministre, grisé de l'accueil cordial qui lui était fait, il disait au préfet Doueil qui l'accompagnait en voiture: «Ah quel loustic ce Chaban, quel loustic!» Il y a dans tout cela beaucoup d'aspects sympathiques parce qu'enfantins, mais aussi beaucoup de légèreté. Et cette légèreté, il l'a parfois manifestée, dans l'exercice de la fonction gouvernementale, de façon grave. (...) Comme Premier ministre (3) il se méfiait de moi et ne prenait pas d'initiative hasardeuse, sauf, et en demi-secret, dans quelques domaines où il avait des attaches.
Il me laissait pratiquement le soin de tout décider, plus que je n'aurais voulu, se contentant de soigner son «image de marque» par quelques beaux discours que lui écrivaient Cannac et Delors et par une cour permanente faite aux journalistes de tout bord. Préparant la suite, il s'attachait, avec sa nouvelle jeune femme, à donner l'impression du couple parfait, où les enfants de plusieurs lits étaient mis à égalité. Tout cela, avec l'aide de la presse, et d'un physique charmeur, réussit assez bien dans l'opinion.Ce qui m'inquiète dans le personnage politique plus que ses habiletés, voire ses roueries «florentines», comme disait le Général de Gaulle, c'est l'impression que je ressens d'un homme, tout entier centré sur sa carrière, et qui n'attache finalement que peu d'importance aux problèmes eux-mêmes.
Je ne conteste pas les mérites de Jacques Chaban-Delmas dans la Résistance ni les risques qu'il a pu prendre. Je ne conteste pas le fait qu'il soit resté, finalement, toujours fidèle au Général de Gaulle et au gaullisme. Mais je ne puis me défaire de l'idée que rien de tout cela n'était gratuit, que l'homme jouait une aventure personnelle et non nationale, et que son intérêt politique, le scepticisme aidant, pouvait l'amener, le cas échéant, à des imprudences, on l'a vu, ou même à des abandons préjudiciables à l'intérêt français. Bien avec tout le monde, toujours à la recherche du compromis, propre à satisfaire les uns et les autres et à les réunir dans la reconnaissance à l'égard de Chaban, sera-t-il, s'il est un jour responsable suprême, capable de tenir tête, de se brouiller, d'affronter au besoin l'impopularité?
Ce souci de soi-même, de son «parcours» comme il dit en termes de golf, je l'ai vu se manifester dans l'affaire de la télévision, lorsqu'il a confié à Desgraupes et à son équipe la direction des Informations de la 1re chaîne. Cela nous a valu, pendant trois ans, un martèlement quotidien qui, plus que tout, a contribué à créer, dans l'opinion, la mauvaise humeur puis le désir de changement.Pourquoi m'en suis-je séparé? J'en ai donné publiquement des raisons valables et parfaitement exactes, mais il y en avait d'autres. Si je n'avais pas voulu l'humilier en l'empêchant de demander un vote de confiance à l'Assemblée nationale, j'étais bien décidé à changer de Premier ministre aussitôt après la fin de la session, pour les motifs que j'ai dits et pour d'autres, d'ordre privé.Je ne sais pas et n'ai pas voulu savoir jusqu'où tout cela pouvait mener.
Il y avait suffisamment d'ombres pour que je saisisse l'occasion de me séparer de J. Chaban-Delmas comme Premier ministre sans porter, pour autant, un jugement définitif sur lui.S'il devait un jour être candidat aux responsabilités suprêmes, je souhaite d'abord que ce ne soit pas l'occasion de le traîner dans la boue, comme ne manqueront pas de le faire certains de ses concurrents, à commencer par M. Giscard d'Estaing (...). Je souhaite enfin, s'il est élu, qu'ayant atteint le but auquel il pense depuis quinze ans au moins, il se dégage non seulement de ses relations intimes et fâcheuses, mais de ses préoccupations purement personnelles pour ne penser qu'à son rôle national, et le remplir avec sérieux, fermeté et conviction.
Il est malheureusement de ces hommes politiques (j'en connais peu d'autres) qui à longueur de semaines ne se préoccupent que des éditoriaux d'une douzaine de journalistes trop heureux d'être pris au sérieux, ce que je n'ai jamais fait et dont ils m'en ont toujours voulu.
L'intérimaire: Alain Poher
Je ne sais ce qu'il adviendra de ce personnage , mais j'ai rarement rencontré quelqu'un de plus dissimulé, de plus tortueux, de plus assoiffé d'honneurs et prêt à tout pour les obtenir. Son hypocrisie, durant l'intérim de 1969, était odieuse. Bien décidé à se présenter dès le premier jour, il a joué le rôle du brave homme arraché, malgré lui, à sa tranquillité avec l'impudeur de celui qui sait que l'opinion est dupe des apparences. Son attitude de père noble, au-dessus des mesquineries et des compromissions politiciennes, dissimule un sens aigu de ses intérêts et une claire perception de ses ambitions.
Il remet, avec éclat, à la Croix-Rouge les fonds versés à l'Elysée chaque mois, en oubliant de mentionner qu'il pouvait se payer personnellement ce luxe, étant richement doté, hors impôt, comme Président du Sénat, et en oubliant aussi que ces fonds ont pour but normal de «faire tourner» l'Elysée et non de financer le Président. Quand on l'attaque en face, il s'aplatit, on ne le voit ni ne l'entend plus. (...)
Enfin, on l'a vu, durant la campagne électorale législative de 1973, à l'affût des sondages, frétiller à l'idée que je pourrais être amené à me retirer et déjà préparer intérim et candidature. «J'espère rester un arbitre.» Pour le reste, il faut l'avoir été et il ne suffit pas d'un échec à l'élection présidentielle pour être promu arbitre national. Il a cherché par la suite à se rattraper, mais sans perdre de vue son dessein. Quel interprète il aurait fait du rôle de Tartuffe!
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