TOUT EST DIT

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dimanche 28 octobre 2012

Dieu est-il mort ?

L’homme occidental n’aborde guère plus le fait religieux autrement que sous la forme de l’ignorance et de la peur. Jusqu’au 3 février 2013, une exposition au Petit Palais, « Dieu(x), modes d’emploi », redonne à ce phénomène fondateur toute sa beauté et sa complexité.

Voilà cent ans, la France adoptait la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat. On oublie aujourd'hui à quel point cette opération chirurgicale fut douloureuse. Pendant des siècles, en France comme ailleurs, la religion avait constitué le socle identitaire de l'individu et de la collectivité : « Nous sommes Chrestiens au mesme titre que nous sommes Péri- gordins ou Alémans », constatait Montaigne (Essais, ch. XII) sur le ton de l’évidence. Que la fille aînée de l’Eglise pût tourner le dos à sa mère, voilà qui était resté, au moins jusqu’aux Lumières, proprement inimaginable. Et voilà que, après des siècles d’imbrication, Eglise et Etat ont fini par divorcer. En France, l’échec de la Réforme, l’identification de l’Eglise catholique au parti de l’ordre et le goût bien français des solutions tranchées se sont combinés pour conférer à ce divorce un caractère brutal et définitif. Dans le monde protestant, où la Réforme a accompagné les réformes, les Eglises et l’Etat ont divorcé à l’amiable. Mais partout en Occident, leur séparation s’est imposée comme l’un des traits majeurs de sa culture politique, mieux, une caractéristique essentielle de sa civilisation.

Donner du sens

Si la conquête de la laïcité a suivi logiquement un processus séculaire de déchristianisation, elle s’est accompagnée elle-même d’un désintérêt de principe, illogique, lui, pour les choses de la religion. Dans les pays largement déchristianisés de l’Occident contemporain, la religion est devenue terra incognita. Oubliant que s’informer n’est pas adhérer, ni comprendre, croire, les programmes scolaires ont interdit aux enfants la connaissance d’un des pans essentiels de leur civilisation. Devenus adultes, les voici incapables de déchiffrer l’architecture d’une église, de donner sens à une peinture classique, de saisir une allusion littéraire, ou, plus profondément, de comprendre le rythme du temps qu'ils vivent -savent-ils seulement que, de toutes les tranches du temps, la semaine est la seule qui ne soit pas une donnée de nature, mais une invention humaine, ou divine, comme l'on voudra, puisque Dieu a créé l'Univers en six jours et s'est reposé le septième ? Il y a pis. Citoyens, ils ont de la peine à déchiffrer un des enjeux politiques majeurs de notre âge, alors même que, refoulé dans la sphère du privé, le religieux refuse de s'y laisser enfermer et refait spectaculairement surface sous le masque grimaçant de l’intégrisme. Désormais, c’est le plus souvent sous les deux espèces de l’ignorance et de la peur que l’homme télévisuel occidental aborde le phénomène religieux.
L’autre trait de caractère saillant de la vie religieuse contemporaine : les religions,  comme tout autre système d’échange, se sont mondialisées. Jadis, même lorsqu’elles étaient conquérantes – à l’instar de l’islam, dont la progression à ses débuts a été jugée foudroyante, ou du christianisme, qui a évangélisé à la pointe de l’épée l’Amérique, puis des morceaux d’Asie et d’Afrique –, leur expansion se mesurait en décennies, voire en siècles. Au XXe siècle, deux faits fondamentaux ont accéléré ce processus de manière spectaculaire : de vastes mouvements migratoires, d’une ampleur sans précédent ; et la véritable mutation qu’ont connue les moyens de transport et de communication de masse. Le premier a permis la transplantation d’importantes communautés de croyants loin de leur lieu d’origine ; le second a créé les conditions d’une transmission instantanée de messages religieux, en même temps que de l’émergence de communautés de croyants virtuelles à l’échelle de la planète. Dans le « village global » théorisé par Marshall McLuhan, il y a désormais des Eglises globales, une mosquée globale, une synagogue globale, ainsi que toutes sortes de croisements, plus ou moins inattendus. 

Pôle identitaire 
 
Cette exposition veut introduire le lecteur pas tant à la religion comme catégorie de l’esprit qu’à l’expérience religieuse dans toute sa richesse foisonnante, telle qu’elle s’exprime à travers les gestes quotidiens de la dévotion contemporaine. Bien entendu, le regard que nous posons sur le phénomène religieux est extérieur à la religion. C’est fondamentalement un regard d’Occidentaux « sortis de religion », selon l’expression de Marcel Gauchet. Nous ne prétendons pas qu’il soit le seul valable. Cela fait bien longtemps que la prétention occidentale à un rationalisme scientifique impartial et objectif a été battue en brèche par ses meilleurs représentants. Nous avons compris que ce regard était lui-même le produit d’une culture, pis, que la froide objectivité dont il s’enorgueillissait était susceptible de servir d’inavouables passions et des intérêts bien particuliers. Bien au contraire, à nos yeux les croyances des hommes se valent. Elles sont autant de tentatives de structurer le monde, de donner une signification à l’existence humaine et d’organiser la communauté. C’est la manière dont elles s’y prennent que nous voudrions montrer.
L’opposition entre la religion et d’autres formes d’organisation sociale, notamment l’Etat, est si fondamentale pour un esprit occidental, qu’il ne conçoit pas qu’elle lui soit propre et qu’elle n’ait de sens que dans sa propre culture. Cela remonte à loin. Lorsqu’il fondait une nouvelle colonie, le Grec traçait d’abord dans la terre l’enceinte des dieux, soigneusement séparée de celle des hommes. Pas plus que le Grec, le Romain ne séparait la religion de l’Etat, mais, comme lui, la distinguait dans l’Etat. Bien plus important, si Jésus, juif pharisien, ignorait comme tous ses coreligionnaires la distinction entre religion et Etat, elle s’est imposée à lui par la force des choses : l’Etat romain était bel et bien là, préexistant à sa venue au monde, puissant et omniprésent. « Mon royaume n’est pas de ce monde », dit-il à Ponce Pilate, qu’il tente de rassurer comme il peut en lui expliquant qu’il faut rendre à DieucequiestàDieuetàCésarcequiest à César. Pour ne point être jugé en Judée, Paul de Tarse fait valoir sa qualité de citoyen romain, et la nouvelle religion installera son siège à Rome plutôt qu’à Jérusalem. Dieu et César auront chacun leur royaume, royaumes alliés mais distincts.
Les mêmes mots ont des significations différentes en fonction du temps et du lieu. A quoi pensons-nous aujourd’hui en évoquant la « croisade », par exemple ? A la mobilisation contre les infidèles ou à la lutte, dépourvue de toute connotation religieuse, contre la drogue, ou la faim, ou encore contre le terrorisme ? Qu’est-ce que le jihad des musulmans, le combat sanglant contre les « croisés » et les juifs, ou l’« effort » spirituel du fidèle vers le bien ? Les deux, apparemment.
Transposés ailleurs, nos mots perdent leur sens, en revêtent un autre. Lorsque les Jésuites arrivent en Chine, ils trouvent un mot chinois pour dire Dieu – T’ien chu, « seigneur du ciel ». Pour eux, il n’y a qu’un seigneur du ciel, le rex coelorum, qui est aussi l’unique seigneur de la Terre et de l’ensemble de l’Univers. Pour les Chinois, le seigneur du ciel n’est qu’un des êtres divins qui se partagent l’Univers, un des membres de leur panthéon. Respectueux des coutumes locales, les Jésuites donnent du sheng au grand Confucius. Sheng veut dire « vénérable », « honorable » ; les ennemis de la société auront beau jeu de l’accuser d’avoir fait du philosophe chinois un « saint » de l’Eglise. Il leur arrive la même mésaventure chez les Japonais, qui d’ailleurs éprouvent un mal fou à comprendre pourquoi un message divin aussi important que le salut de l’humanité a été porté chez une peuplade barbare plutôt qu’en Chine, pays d’où provient toute civilisation digne de ce nom.
Allah non plus ne signifiait pas « Dieu » à l’origine, c’était plutôt le nom propre de Dieu, tout comme Adonaï, un pluriel hébraïque que les bibles françaises traduisent faute de mieux par « Seigneur ». Le Christ, l’« oint » du Seigneur, est la traduction exacte de Mashiakh, le « messie » hébraïque. Mais celui-ci est une figure essentiellement politique, dont le rôle dans l’économie divine est de sauver son propre peuple, alors que celui-là est revêtu d’une fonction universelle. Tout le monde cherche la rédemption. Mais le mot seul ne nous dit rien de la richesse des significations que ce vocable revêt dans diverses religions. La ge’oulah hébraïque se réfère d’abord à l’ensemble du peuple élu, le « salut » chrétien assure à l’individu une place au paradis, et la mokhsha hindoue est censée libérer le fidèle du cycle des réincarnations. Le vocable hébraïque qaddoch, à l’origine « séparé » ou «mis à part»(ainsi, la femme est «mise à part » pour son époux par la cérémonie dite de qiddushim), puis « martyr » (celui qui « sanctifie » – meqaddesh – par sa mort le nom de Dieu), traduit improprement, et par contamination, le chrétien « saint ». « Qui adores-tu ? » demande l’étranger. La réponse qu’il reçoit est nécessairement ambiguë, voire incompréhensible pour qui ne connaît pas l’univers mental de son interlocuteur.
Sommes-nous sortis de la religion ? Ce n’est pas aussi simple. Ce n’est pas uniquement une question de statistiques. Aux Etats-Unis, la séparation, rigoureuse, de l’Eglise et de l’Etat est inscrite dans la Constitution ; mais elle ne vaut pas séparation de l’Etat et de la religion. Les Américains se définissent comme « one nation under God », leur président jure sur la Bible. En Europe même, les clivages ethniques et socio-économiques se déclinent souvent sur le mode religieux : Catholiques et Protestants en Ulster, Catholiques, Orthodoxes et Musulmans dans l’ex-Yougoslavie, Juifs et Musulmans en France – tout cela avec une majuscule, puisque, davantage que de confessions au sens strict, c’est de catégories identitaires de groupe qu’il s’agit. Mais la religion a toujours servi de pôle identitaire.
Que cette sortie du religieux soit problématique, la querelle de la laïcité, qui a rebondi en France de si spectaculaire manière autour d’un bout de tissu, le montre bien. L’Occident oublie que sa laïcité est née d’une histoire particulière, et que cette histoire lui a légué une conception du sacré qui n’a pas cours ailleurs. Ainsi, l’hébreu et l’arabe ignorent tout bonnement le vocable « laïc », qu’ils traduisent comme ils peuvent – et improprement – par des néologismes : l’hébreu par hiloni, ce qui veut dire « profane », l’arabe par alemani, qui signifie « rationa- liste » ou « érudit » (dérivé de la racine ilm, « savoir »). Les Turcs, eux, ont sagement opté pour l’adoption pure et simple du terme français : laik. Mais « laïc », rappelons-le, est d’abord un mot d’Eglise, qui rend compte de l’état de celui qui n’est pas clerc.

Transcender les individus

Aussi bien, comment séparer l’Eglise et l’Etat làoù iln’ya ni Eglise ni Etat ? Ou plutôt, là où la religion telle que l’Occident la conçoit n’existe pas, et l’Etat tel que lui l’a conçu n’y a été qu’un produit d’importation ? Pour comprendre cela, il n’est qu’à considérer les suites du printemps arabe.
 
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, peu importe, peut-être faut-il accepter le fait que l’individu puisse parfaitement se passer de sacré, mais certainement pas toutes les communautés. Pour qu’une communauté vive, Régis Debray ne cesse de nous le rappeler, il lui faut quelque chose qui transcende les individus qui la composent, et qui soit autre chose qu’un « projet de société ». Dans ses Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim reconnaissait dans la religion « quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les symboles particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement développée ». Une manière de contourner le problème est d’identifier ce « quelque chose d’éternel » à une quête de spiritualité qui serait consubstantielle à l’être humain, alors que les religions ne seraient que des institutions humaines, et, à ce titre, nécessairement éphémères. Mais est-ce une distinction utile ? Après tout, la spiritualité qui se passe de sacré échappe au champ du religieux pour s’investir dans d’autres expériences humaines, celle qui y reste attachée renvoie à l’expérience mystique, donc au religieux. Peut-être, après tout, la « sortie du religieux » n’est-elle qu’une illusion de plus de notre modernité.



Extraits du livre de l’exposition « Dieu(x), modes d’emploi », d’Elie Barnavi, postface de Régis Debray, André Versaille Editeur/Tempora.
Exposition « Dieux modes d’emploi », au Petit Palais, Paris VIIIe. Juqu’au 3 février 2013.

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