Cette exposition veut introduire le lecteur pas
tant à la religion comme catégorie de l’esprit qu’à l’expérience
religieuse dans toute sa richesse foisonnante, telle qu’elle s’exprime à
travers les gestes quotidiens de la dévotion contemporaine. Bien
entendu, le regard que nous posons sur le phénomène religieux est
extérieur à la religion. C’est fondamentalement un regard d’Occidentaux «
sortis de religion », selon l’expression de Marcel Gauchet. Nous ne
prétendons pas qu’il soit le seul valable. Cela fait bien longtemps que
la prétention occidentale à un rationalisme scientifique impartial et
objectif a été battue en brèche par ses meilleurs représentants. Nous
avons compris que ce regard était lui-même le produit d’une culture,
pis, que la froide objectivité dont il s’enorgueillissait était
susceptible de servir d’inavouables passions et des intérêts bien
particuliers. Bien au contraire, à nos yeux les croyances des hommes se
valent. Elles sont autant de tentatives de structurer le monde, de
donner une signification à l’existence humaine et d’organiser la
communauté. C’est la manière dont elles s’y prennent que nous voudrions
montrer.
L’opposition entre la religion et
d’autres formes d’organisation sociale, notamment l’Etat, est si
fondamentale pour un esprit occidental, qu’il ne conçoit pas qu’elle lui
soit propre et qu’elle n’ait de sens que dans sa propre culture. Cela
remonte à loin. Lorsqu’il fondait une nouvelle colonie, le Grec traçait
d’abord dans la terre l’enceinte des dieux, soigneusement séparée de
celle des hommes. Pas plus que le Grec, le Romain ne séparait la
religion de l’Etat, mais, comme lui, la distinguait dans l’Etat. Bien
plus important, si Jésus, juif pharisien, ignorait comme tous ses
coreligionnaires la distinction entre religion et Etat, elle s’est
imposée à lui par la force des choses : l’Etat romain était bel et bien
là, préexistant à sa venue au monde, puissant et omniprésent. « Mon
royaume n’est pas de ce monde », dit-il à Ponce Pilate, qu’il tente de
rassurer comme il peut en lui expliquant qu’il faut rendre à
DieucequiestàDieuetàCésarcequiest à César. Pour ne point être jugé en
Judée, Paul de Tarse fait valoir sa qualité de citoyen romain, et la
nouvelle religion installera son siège à Rome plutôt qu’à Jérusalem.
Dieu et César auront chacun leur royaume, royaumes alliés mais
distincts.
Les mêmes mots ont des
significations différentes en fonction du temps et du lieu. A quoi
pensons-nous aujourd’hui en évoquant la « croisade », par exemple ? A la
mobilisation contre les infidèles ou à la lutte, dépourvue de toute
connotation religieuse, contre la drogue, ou la faim, ou encore contre
le terrorisme ? Qu’est-ce que le jihad des musulmans, le combat sanglant
contre les « croisés » et les juifs, ou l’« effort » spirituel du
fidèle vers le bien ? Les deux, apparemment.
Transposés ailleurs, nos mots perdent leur sens, en revêtent un autre.
Lorsque les Jésuites arrivent en Chine, ils trouvent un mot chinois pour
dire Dieu – T’ien chu, « seigneur du ciel ». Pour eux, il n’y a qu’un
seigneur du ciel, le rex coelorum, qui est aussi l’unique seigneur de la
Terre et de l’ensemble de l’Univers. Pour les Chinois, le seigneur du
ciel n’est qu’un des êtres divins qui se partagent l’Univers, un des
membres de leur panthéon. Respectueux des coutumes locales, les Jésuites
donnent du sheng au grand Confucius. Sheng veut dire « vénérable », «
honorable » ; les ennemis de la société auront beau jeu de l’accuser
d’avoir fait du philosophe chinois un « saint » de l’Eglise. Il leur
arrive la même mésaventure chez les Japonais, qui d’ailleurs éprouvent
un mal fou à comprendre pourquoi un message divin aussi important que le
salut de l’humanité a été porté chez une peuplade barbare plutôt qu’en
Chine, pays d’où provient toute civilisation digne de ce nom.
Allah non plus ne signifiait pas « Dieu » à l’origine, c’était plutôt
le nom propre de Dieu, tout comme Adonaï, un pluriel hébraïque que les
bibles françaises traduisent faute de mieux par « Seigneur ». Le Christ,
l’« oint » du Seigneur, est la traduction exacte de Mashiakh, le «
messie » hébraïque. Mais celui-ci est une figure essentiellement
politique, dont le rôle dans l’économie divine est de sauver son propre
peuple, alors que celui-là est revêtu d’une fonction universelle. Tout
le monde cherche la rédemption. Mais le mot seul ne nous dit rien de la
richesse des significations que ce vocable revêt dans diverses
religions. La ge’oulah hébraïque se réfère d’abord à l’ensemble du
peuple élu, le « salut » chrétien assure à l’individu une place au
paradis, et la mokhsha hindoue est censée libérer le fidèle du cycle des
réincarnations. Le vocable hébraïque qaddoch, à l’origine « séparé » ou
«mis à part»(ainsi, la femme est «mise à part » pour son époux par la
cérémonie dite de qiddushim), puis « martyr » (celui qui « sanctifie » –
meqaddesh – par sa mort le nom de Dieu), traduit improprement, et par
contamination, le chrétien « saint ». « Qui adores-tu ? » demande
l’étranger. La réponse qu’il reçoit est nécessairement ambiguë, voire
incompréhensible pour qui ne connaît pas l’univers mental de son
interlocuteur.
Sommes-nous sortis de la
religion ? Ce n’est pas aussi simple. Ce n’est pas uniquement une
question de statistiques. Aux Etats-Unis, la séparation, rigoureuse, de
l’Eglise et de l’Etat est inscrite dans la Constitution ; mais elle ne
vaut pas séparation de l’Etat et de la religion. Les Américains se
définissent comme « one nation under God », leur président jure sur la
Bible. En Europe même, les clivages ethniques et socio-économiques se
déclinent souvent sur le mode religieux : Catholiques et Protestants en
Ulster, Catholiques, Orthodoxes et Musulmans dans l’ex-Yougoslavie,
Juifs et Musulmans en France – tout cela avec une majuscule, puisque,
davantage que de confessions au sens strict, c’est de catégories
identitaires de groupe qu’il s’agit. Mais la religion a toujours servi
de pôle identitaire.
Que cette sortie du
religieux soit problématique, la querelle de la laïcité, qui a rebondi
en France de si spectaculaire manière autour d’un bout de tissu, le
montre bien. L’Occident oublie que sa laïcité est née d’une histoire
particulière, et que cette histoire lui a légué une conception du sacré
qui n’a pas cours ailleurs. Ainsi, l’hébreu et l’arabe ignorent tout
bonnement le vocable « laïc », qu’ils traduisent comme ils peuvent – et
improprement – par des néologismes : l’hébreu par hiloni, ce qui veut
dire « profane », l’arabe par alemani, qui signifie « rationa- liste »
ou « érudit » (dérivé de la racine ilm, « savoir »). Les Turcs, eux, ont
sagement opté pour l’adoption pure et simple du terme français : laik.
Mais « laïc », rappelons-le, est d’abord un mot d’Eglise, qui rend
compte de l’état de celui qui n’est pas clerc.
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