INTERVIEW Professeur au CNAM et à Sciences Po, Laurent Davezies étudie l'économie des territoires. Il vient de publier La Crise qui vient, un essai sur la "nouvelle fracture territoriale".
Vous écrivez que la France a bien résisté à la crise de 2008-2009, mais qu'elle va beaucoup souffrir de la crise de la dette qui a commencé à l'été 2011. Pourquoi ?
Le problème, c'est que ce qui était un remède en 2009 est devenu aujourd'hui un poison. Depuis 30 ans, la dégradation continue, structurelle ou conjoncturelle, de la situation de certains territoires, et leur perte de compétitivité, a été compensée par le recours aux emplois publics et aux prestations sociales. La décision de réduire la dette sonne le glas de ces mécanismes. Même si on se contente de stabiliser les dépenses publiques, et non de les baisser, pour y parvenir, un quart des régions françaises vont se trouver en panne de créations d'emplois, parce qu'elles vivaient très largement du dynamisme du secteur public jusque là.
Quel est le risque?
Un creusement des inégalités entre les territoires. Sur les 350 zones d'emploi que compte la France, 120 ont connu depuis dix ans une progression d'emplois publics plus forte, en nombre, que celle des emplois privés. Dans ces zones, la crise de la dette va se faire durement ressentir. A l'inverse, l'Ile-de-France, une région très compétitive et moins dépendante à la dépense publique, va continuer de progresser. En 2008-2009, elle a d'ailleurs été la seule région où les revenus du travail n'ont pas décliné.
Dans le livre, vous distinguez quatre France…
C'est un découpage grossier mais pédagogique. Il y a d'une part une France marchande où le secteur privé est prédominant, et d'autre part une France non-marchande, où l'emploi public et les revenus sociaux pèsent très lourd. Et il y a un deuxième découpage, avec des territoires qui ont une dynamique de création d'emplois privés et des territoires où elle est faible voire négative. Cela donne quatre France.
La première, c'est ce que j'appelle la "France marchande dynamique" –celle des métropoles essentiellement (Paris, Lyon, Marseille, Lille, Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse et Montpellier, ndlr)–, qui concentre 40% de la population. Elle a connu une forte désindustrialisation depuis les années 80, mais elle s'est reconvertie et est dotée d'une main d'œuvre qualifiée. Elle est déjà dans le redressement productif: à Nantes par exemple, on créait de l'emploi industriel pendant la crise.
La deuxième France, qui regroupe elle aussi 40% de la population, est constituée de territoires non-marchands dynamiques. Sans être très productifs ni très compétitifs, ils ont réussi, grâce au tourisme notamment, à la présence de retraités et à l'emploi public, à voir leur situation s'améliorer. C'est une France keynésienne, qui va connaître un coup de frein avec le désendettement, mais qui va tenir le coup malgré tout.
-> Voir notre diaporama "Les 20 villes françaises les plus attractives"
Et puis, il y a les deux dernières France, qui se ressemblent et contiennent chacune 10% de la population. Elles sont issues de la France traditionnellement industrielle, surtout dans le Nord-Est et autour du bassin parisien. L'une est la France des plans sociaux actuels, marchande et non-dynamique. Elle a encore économique, à l'image de villes comme Reims ou Besançon, même si elles ont un genou à terre. Enfin, il y a des territoires non-marchands et non-dynamiques, qui ont perdu leur activité productive et vivent essentiellement des revenus sociaux.
Dans quelle mesure la région Ile-de-France est-elle mise à contribution au profit des territoires les plus sinistrés?
C'est quelque chose qui est encore très largement nié. D'après mes calculs, l'Ile-de-France redistribue 10% de son PIB aux autres régions, soit 3% du PIB national. C'est une subvention implicite. Dans tous les pays industriels, il y a d'énormes redistributions entre les territoires riches et les territoires pauvres. La spécificité française est que les mouvements ont lieu essentiellement entre la région parisienne et la province.
Il y a un débat parmi les économistes sur la meilleure façon de réduire le déficit en France: faut-il privilégier la hausse des impôts ou la baisse des dépenses publiques? Vous dites qu'il ne faut pas seulement répondre à cette question d'un point de vue macroéconomique, mais aussi géographique. Pourquoi?
Parce que les effets ne seront pas les mêmes en fonction des territoires. Si vous augmentez les impôts, tout le monde va payer bien sûr, mais c'est l'Ile-de-France qui va être la plus pénalisée. Au contraire, si vous baissez les dépenses publiques, c'est l'Ile-de-France qui va être la moins pénalisée, mais ça va être tragique pour des zones comme le Limousin ou les Pyrénées-Orientales.
L'Ile-de-France est le moteur de l'économie nationale, 30% du PIB. Et un moteur très compétitif. Alors qu'est-ce qui est préférable? Charger le moteur de l'économie française par des impôts ou rompre le principe d'égalité des territoires en réduisant les dépenses favorables à ceux qui en ont besoin? C'est un vrai dilemme.
Que préconisez-vous?
Je ne suis pas un économiste normatif. Mais si on me demande mon avis, je dirai que l'Ile-de-France et les métropoles sont un atout. Si on veut sauver demain notre système d'égalité territoriale, il faut d'abord relancer les zones productives, donc arbitrer pour la croissance aujourd'hui. Et ce n'est pas le moment de lâcher: dans 6 ou 7 ans, la Chine aura perdu son avantage compétitif en matière de coût du travail… A l'inverse, si on préfère l'égalité des territoires aujourd'hui, nos atouts risquent de s'effondrer.
Pour vous, la question de la compétitivité ne se réduit toutefois pas au coût du travail ou au coût du transport, mais aux "coûts de transactions". Qu'est-ce que c'est ?
Les coûts de transactions renvoient à la nouvelle économie géographique dont la figure de proue est le prix Nobel américain Paul Krugman. Il a montré que, dans les pays industriels, ce ne sont plus les coûts de la main d'œuvre ou du transport qui importent, mais les coûts de transactions. C'est-à-dire le coût général, qui n'est pas seulement de l'argent mais aussi du temps et ou de l'incertitude, auquel les entreprises se fournissent en ressources dont elles ont besoin. C'est ce qui détermine pourquoi elles s'installent ici ou là. Or ce coût est minimal dans les grands marchés. C'est très simple à comprendre: pour qu'un marché fonctionne, il faut qu'il y ait beaucoup de diversité, de fluidité, d'offre et de demande, y compris sur le marché de l'emploi. Si vous avez une entreprise assez pointue à Mende (Lozère) et que l'un de vos ingénieurs vous quitte, il va vous falloir trois mois pour le remplacer, puis six mois pour former son remplaçant. En région parisienne ou à Lyon, vous trouverez tout de suite quelqu'un de formé.
C'est-à-dire que la constitution de métropoles est une des réponses à la crise?
Qu'est-ce que c'est qu'un marché vaste, fluide et diversifié? C'est une métropole bien gérée, mobile. On peut expliquer ainsi l'écart de compétitivité entre la France et les Etats-Unis. Quand vous naissez dans le Tennessee et que vous voulez travailler dans l'aéronautique, vous partez à Seattle. Pour le cinéma, vous allez à Los Angeles. Pour la pub, à New York. Quand vous naissez dans le sud de l'Italie et que vous voulez travailler dans l'aéronautique, vous n'allez pas à Toulouse. L'Europe manque de grandes métropoles, on n'a que Londres et Paris, et la mobilité y est encore trop faible. C'est vrai aussi au niveau national: en 2009, les régions qui sont le moins bien sorties de la crise étaient celles qui n'avaient pas de métropole.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire