samedi 22 septembre 2012
Blasphème
La liberté d’expression doit-elle être sans limites ? A la faveur des
caricatures de Mahomet – fort médiocres, jouant essentiellement sur la
vulgarité – publiées par Charlie-Hebdo, c’est ce qu’affirment
désormais certaines personnalités, qui n’ont sans doute pas tous pensé
que ce faisant, ils légitiment pêle-mêle les révisionnistes, Dieudonné,
les négateurs du génocide arménien (ah non, ils ont encore le droit,
ceux-là…) et les blagues sur la Shoah.
Vincent Peillon, ministre de l’Education, spécialiste de Ferdinand
Buisson, de la religion révolutionnaire (la laïcité, c’est lui qui
l’explique), de la morale républicaine, l’a déclaré jeudi sur France
Culture : la liberté d’expression est un « principe intangible ». Elle a
été « très importante pour notre civilisation », « c’est comme ça qu’on
a fait la démocratie » : « On ne peut pas transiger avec ça »… Ce
serait « le premier pas vers les totalitarismes », a-t-il insisté. Et de
répéter :
« Quand on commence les transactions avec la liberté de conscience
(…) et la liberté d’expression, alors on est sur un très mauvais chemin.
Chacun, précisément parce que c’est la liberté, doit juger lui-même de
l’usage qu’il en fait, pas les autres. »
Chacun ? Vincent Peillon laisse entendre que non : « Il faut qu’il y
ait dans une société démocratique quelques personnes qui n’ont pas à se
préoccuper des effets de leur parole, c’est un journal satirique, c’est
la liberté d’expression. »
Tranquillement, à l’abri du danger, sous la protection des pouvoirs
publics, publier ce qui avec certitude produira des effets, et des
effets sanglants ? Oui, c’est bien ça, en tout cas lorsqu’il s’agit de Charlie-Hebdo avec son statut estampillé de « journal satirique » que l’on n’obtient qu’avec l’approbation de l’Etat et des tribunaux…
Je ne dis pas ici que les effets sanglants, les manifestations
violentes, les attentats, les incendies de cinémas (il y en a eu deux au
Pakistan mercredi) dans les pays d’islam et peut-être ce samedi en
France ne sont pas bien plus condamnables que la publication d’un
dessin. Mais publier pour provoquer, appuyer sur le bouton de la haine
et compter les victimes depuis son fortin, en blessant bêtement et de
manière obscène des croyants dans leur foi – fût-elle fausse – est au
moins stupide et dans certains cas criminel. Cela annihile toute
critique raisonnable et juste, au prix de la satisfaction qu’il y a à
« prouver » que les islamistes sont des islamistes et qu’une partie du
monde musulman se laisse facilement manipuler.
Vincent Peillon a confirmé que cette affaire de « blasphème » ferait
l’objet du cours de morale : « Bien sûr. C’est une illustration de
“qu’est-ce que la liberté de conscience ? Qu’est-ce que le
blasphème ?” »
Si ce principe pour lui « intangible », il est, pour Marine Le Pen,
carrément « non négociable ». Comme le Pape parlant du respect de la vie
humaine, de la liberté d’éduquer ou de la réalité du mariage.
« Nous avons des principes en France, nous avons des lois, nous
avons des valeurs, et la première d’entre elles, c’est la liberté
d’expression », a-t-elle déclaré sur Europe 1. « Ces principes-là ne
sont pas négociables. » Elle a précisé qu’elle pensait « la même chose
lorsque les caricatures touchent les catholiques par exemple, ce qui est
tout de même assez traditionnel dans “Charlie Hebdo” ». « Là, en
général, (…) la classe politique ne s’en émeut pas beaucoup. » Elle ne
veut pas s’en émouvoir non plus. « Une provocation, en France c’est
autorisé. »
Marine Le Pen a certes raison de refuser d’« admettre » que son
« pays soit mis à feu et à sang sous prétexte » qu’un journal publie en
France des caricatures.
Mais la question est celle du blasphème. De la liberté de dire non
pas tout, mais n’importe quoi, et sans porter soi-même la responsabilité
ou les conséquences de son propos.
C’est ce que font comprendre des Français de Tunisie. Ils
craignaient certes d’éventuels débordements ce vendredi, jour de prière,
mais c’est la colère contre Charlie Hebdo qui dominait chez eux.
Gildas Léard, boucher à La Marsa, une banlieue huppée au nord de Tunis,
est furieux : « Ils veulent mettre le feu ! C’est gratuit, c’est fait
juste pour vendre du papier et ça met la sécurité des Européens en
danger. » « Que Charb (dessinateur et directeur du journal, ndlr) vienne ici vendredi ! Si quelqu’un cassait ma boutique, c’est lui qui payera ? »
Le blasphème n’est pas interdit en France, mais la provocation à la
haine, l’injure raciale ou religieuse le sont bel et bien, pour protéger
précisément les sentiments de chacun par rapport à ce qu’il tient pour
le plus sacré. Le relativisme laïciste ne peut guère aller plus loin.
Mais qu’il le fasse permet aux chrétiens (et aux musulmans aussi) de
demander raison en justice lorsque des caricatures ignobles laissent
entendre que le pape est un pédophile protecteur de pédophiles, ou
montrent le Christ en croix affublé d’un préservatif, ou suggèrent de
jeter les chrétiens aux lions.
Le laïcisme pur et dur, lui, voit ces provocations d’un bon œil. Ainsi lors de récentes poursuites de l’AGRIF contre Charlie-Hebdo,
pour des caricatures autrement plus obscènes à propos du Christ et des
chrétiens que les dessins débiles qu’ils ont osés sur Mahomet, il a été
soutenu que le blasphème est la condition et le garant de la laïcité.
Pas seulement le droit au blasphème, son exercice effectif.
Cette laïcité pourtant ne supporte pas tout. Elle fait taire la
« spiritualité » (voir l’article sur Jean-Marc Ayrault et le mariage en
page 2), interdit toute intrusion religieuse dans la vie publique, ne
connaît pas de loi morale supérieure à la loi civile.
En viendra-t-elle à interdire tout signe religieux ? Dans un entretien à paraître dans Le Monde daté de ce samedi, Marine Le Pen réclame par exemple l’interdiction du port du voile ou de la kippa dans les rues.
On ne sait pour l’instant si elle prévoit des exceptions pour les habits des religieux, la soutane ou le col romain…
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