lundi 6 mai 2013
1929, 1974, 2008 : pourquoi la France ne retient rien des dernières crises économiques
Que retenir de ces trois crises en ce qui concerne la France ? Chaque fois, la crise y fut moins aiguë, mais aussi beaucoup plus longue. En 1930, en 1975 et en 2009, le même sentiment d’impunité sévit : la crise concernait avant tout l’univers du capitalisme « anglo-saxon » et la France n’était touchée que de manière indirecte. Ce déni de réalité, sensible aussi bien dans la population que dans les sphères dirigeantes, explique en grande partie la difficulté à sortir des sentiers battus des politiques économiques : déflation et rigueur dans un premier temps, dérive budgétaire ensuite. Il explique aussi la lenteur à réaliser les réformes nécessaires ou les grandes inflexions politiques qui souvent n’interviennent qu’après de longues périodes conflictuelles.
C’est que la France présente un modèle de société original, aux antipodes tant du modèle anglo-saxon que du modèle rhénan, brillamment analysés par Michel Albert dans son livre Capitalisme contre capitalisme. La France est en effet une société marquée par l’absence totale de confiance entre les individus et donc par le recours systématique à l’intermédiation d’un État dont la constitution centralisée remonte aux débuts de l’État capétien sous Philippe Le Bel et s’est poursuivie avec constance au fil des siècles de Louis XIV aux Jacobins, de Napoléon à de Gaulle. De sa culture catholique romaine, la France a hérité aussi d’une méfiance innée à l’encontre de l’économie de marché, et de l’argent au sens large, renforçant un peu plus le besoin d’une intervention publique.
Chacune des crises du xxe siècle a marqué une progression supplémentaire dans la construction de ce modèle français, du Front populaire à Vichy, des Trente Glorieuses au Programme commun de 1981 : omniprésence de l’État, faiblesse quasi institutionnelle des corps intermédiaires, centralisation extrême de la gestion des grands « services publics », capitalisme d’État… Longtemps ce modèle fit preuve d’une étonnante efficacité au point que certains esprits malicieux pouvaient avancer l’idée que la France était le seul exemple d’un modèle soviétique réussi ! En effet qu’il s’agisse des grands services publics (éducation, santé), des projets industriels (TGV, aéronautique, spatial), du succès même des entreprises « mondiales » passées par le giron de l’État (une bonne moitié du CAC 40 aujourd’hui), force est de constater que ce modèle, qui connut son apogée entre de Gaulle et Mitterrand, fit preuve d’une remarquable efficacité tant économique que sociale. Ceci explique que les crises aient pu glisser sur la France de manière beaucoup plus indolore qu’ailleurs.
C’est néanmoins la crise de 1974 et ses suites qui provoquèrent le début du déclin du modèle français : les grandes institutions qui en étaient la colonne vertébrale se trouvèrent alors remises en cause et avec elles la notion même de service public : en même temps que se détérioraient tant l’image que les conditions de vie de nombre de fonctionnaires – à l’image des enseignants, les anciens « hussards noirs de la République » désormais prolétarisés –, les élites se détournaient du service de l’État et l’abandonnaient au lendemain même des concours les plus prestigieux, de Polytechnique à l’ENA. Au hasard de la décentralisation, l’État lui-même se démultipliait en de nouveaux monstres bureaucratiques avec pour résultat une progression régulière et presque inexorable des dépenses publiques, toutes alternances politiques confondues.
Il n’a pas manqué de bons esprits et même de politiques courageux pour constater les blocages de ce modèle français, pour estimer que la « France de l’égalité » était de moins en moins une « France de l’équité », mais une France à deux vitesses frappée par l’exclusion, même en ses points forts traditionnels comme l’éducation ou la santé. Mais au-delà de rapports souvent pertinents, l’incapacité à réformer à froid a été patente. C’est que les mentalités ont peu évolué : moins efficace, plus limité dans son action par l’Europe et le monde, l’État n’en reste pas moins en France la référence suprême : ainsi a-t-on pu parler encore en 2012 de nationalisation de la sidérurgie et séduire avec cela une majorité de l’électorat de la droite à la gauche.
Alors que l’Allemagne avait profité de l’embellie du début des années 2000 pour réformer en profondeur son modèle social, rien de tel n’a eu lieu en France et la crise a provoqué une véritable paralysie institutionnelle tant à droite qu’à gauche. Début 2013, le temps du déni est passé mais on en est encore à chercher des responsables, des riches et de leur argent à l’Europe et sa rigueur.
Comme dans les années 1930 et 1980, il y a donc de fortes chances pour que la France soit la bonne dernière à sortir de la crise de 2008. Par son efficacité passée, par sa dimension symbolique, par l’infantilisation des acteurs économiques et sociaux qu’il a suscitée, la réforme du modèle français, à bout de souffle même s’il fait encore illusion, sera longue et difficile. Mais au moins la crise de 2008 aura-t-elle permis d’en prendre conscience.
Extrait de "Crises : 1929, 1974, 2008. Histoire et espérances" (François Bourin Editeur), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.
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