La connaissance de l’équivalence ricardienne est indispensable à
la compréhension de ce qu’est une dette publique, de ce qu’est une
relance économique, et des rapports politiques qu’entretiennent entre
elles les générations.
Est-il possible d’être à la fois une des principales sources
théoriques du marxisme, le plus important penseur du libre-échange et en
première ligne de la critique contemporaine du keynésianisme ?
En 1974, Robert Barro
croit trouver une faille majeure dans la théorie keynésienne. Mais
alors qu’il expose son argument, les bons lecteurs d’un auteur du XIXème, David Ricardo,
réalisent que son argument fondamental se trouve dans un texte de 1820.
Mais comme le raisonnement en question précède de 116 années la
publication de la Théorie Générale de John Maynard Keynes en 1936, personne n’en avait rétrospectivement compris l’importance.
Ricardo a conscience que sa réponse surprenante est fausse et la nuance de nombreuses objections dérivant d’imperfections économiques. Cependant, sa réponse théorique, l’« équivalence ricardienne », est essentielle. En effet, si elle était vraie, la relance de l’économie par le déficit public, recommandation centrale de la Théorie Générale, serait juste impossible. Dès lors, le raisonnement de Ricardo explicite certaines imperfections économiques absolument nécessaires au keynésianisme.
La connaissance de l’équivalence ricardienne – principe économique totalement inconnu du public – est indispensable à la compréhension de ce qu’est une dette publique, de ce qu’est une relance économique, et des rapports politiques qu’entretiennent entre elles les générations.
Un exposé de l’équivalence ricardienne
Le financement d’une dépense publique par un déficit est équivalent à une taxe immédiate.L’argument théorique de David Ricardo repose sur le fait qu’un déficit présent est un impôt futur.
Si le gouvernement prélève l’impôt aujourd’hui, mais que le citoyen préfère payer demain, il lui suffit de réduire son épargne présente. Cette réduction de l’épargne lui permet de consommer aujourd’hui autant que s’il n’avait pas été taxé, et réduit son revenu de demain du montant qu’aurait été la taxe demain. Dans le cas inverse, le citoyen n’a qu’à augmenter son épargne aujourd’hui, et utiliser cette épargne pour payer l’impôt demain.
Le tableau suivant prend l’exemple d’une dépense publique de 10£ et d’un taux d’intérêt à 10%. En ajustant son épargne, le citoyen peut décider du moment où cette dépense affectera son pouvoir d’achat, immédiatement ou plus tard.
Par exemple, si le gouvernement veut différer les impôts (déficit public) mais pas le citoyen (cas en haut à droite), ce dernier augmentera son épargne de 10£, lui conférant demain un surplus de revenu de 11£ qui lui permettra de payer l’impôt différé. Ce dernier s’élèvera d’ailleurs désormais à 11£ vu que 1£ d’intérêts s’est ajoutée aux 10£ initiales.
On remarque que, quelle que soit la décision budgétaire du gouvernement, le citoyen peut, par le biais de l’ajustement de son épargne, répliquer le scénario qui lui plaît. Dans le cas en bas à gauche, le gouvernement choisit l’équilibre budgétaire, mais le citoyen préfère payer demain. Il réduit son épargne présente de 10£, ce qui implique qu’il aura 10+1£ de moins demain. Et ainsi, il retrouve le même profil de consommation que si le gouvernement avait opté pour le déficit public.
Pourquoi est-ce si important pour le keynésianisme ?
Le principe de la relance budgétaire keynésienne est de déplacer du pouvoir d’achat futur vers une situation présente dont la morosité économique est attribuée à une demande globale insuffisante. Ce faisant, elle prétend réduire l’épargne nette des ménages en leur mettant sur le dos une dette publique.Or si le citoyen définit son épargne en fonction de ses projets de vie, d’après le raisonnement de la section précédente, le fait que la dépense publique soit financée par l’impôt immédiat ou le déficit ne change pas sa capacité à répartir sa consommation dans le temps comme il le souhaite. Il n’a donc aucune raison logique de se laisser forcer la main. On ne peut pas le forcer à consommer maintenant ce qu’il souhaitait consommer plus tard.
Ainsi, si l’État réduit l’épargne nette de l’individu en lui imposant une dette publique, il réagira en revenant au niveau qui lui semble optimal en augmentant son épargne privée. Ce qu’il peut faire sans affecter sa consommation grâce précisément à l’absence de l’impôt.
En d’autres termes, si les individus sont conscients des contraintes de la politique budgétaire et qu’ils ont pleinement accès au marché de l’épargne et du crédit, alors tout stimulus budgétaire pour relancer la consommation devrait provoquer une hausse équivalente de l’épargne privée. Et ainsi, l’effet de la relance serait inexistant.
J’explique dans la suite de ce billet pourquoi l’équivalence ricardienne n’est probablement jamais totale. Cela ne signifie pas que le keynésianisme fonctionne : la non totalité de l’équivalence est nécessaire au modèle keynésien, mais n’est pas suffisante !
Discussions sur les hypothèses
Les économistes keynésiens ne contestent pas ce que je viens de vous exposer. D’ailleurs ils ne le peuvent pas, c’est mathématique. Ce qu’ils contestent, c’est les hypothèses.Pour eux, les individus ne comprennent pas que le déficit public est un impôt futur ou alors contestent l’accessibilité du marché du crédit. James Buchanan, un libéral penseur du « marché politique » a aussi souligné l’importance de l’hypothèse d’immortalité des individus dans le raisonnement de Ricardo.
Bref, comme l’avait déjà remarqué Ricardo en son temps, de nombreuses hypothèses semblent réduire la portée de l’équivalence. Dans les faits, les conclusions des études empiriques sur la question vont dans tous les sens, de l’absence totale de réaction de l’épargne privée au déficit public (pas d’équivalence ricardienne) jusqu’à une hausse très forte de l’épargne (forte équivalence ricardienne). Il faut dire qu’il n’y a pas que le déficit public qui explique le niveau de l’épargne, ce qui rend difficile l’isolement des effets dans les séries statistiques.
Analysons de plus près les trois hypothèses nécessaires (une des trois suffit) à l’efficacité de la relance keynésienne. Pour les deux premières, je cite Paul Krugman, un des plus fervents supporters des déficits actuels.
Incompréhension de la contrainte budgétaire de l’État
Paul Krugman :
[…] very few people have the knowledge or inclination to estimate the impact of current government budgets on their lifetime tax liability.Cette hypothèse suppose que vous ne comprenez pas qu’un déficit présent signifie un impôt différé, ou en tout cas que vous peinez à le mesurer pleinement. Aussi, vous ne parviendrez pas à reproduire correctement les ajustements de votre épargne que j’expliquais plus haut. Donc, l’efficacité de la relance induit votre manipulation, elle vient de ce qu’en brouillant votre perception du futur, l’État vous conduit à agir différemment de ce qui vous aurait paru optimal si vous aviez pleinement compris votre situation. On vous cache votre dette (publique) pour que vous vous sentiez plus riche que vous ne l’êtes réellement. Vous conduisant donc à faire ce que vous estimeriez être des erreurs.
[…] très peu de gens ont la connaissance ou la volonté nécessaires pour évaluer l’impact des budgets publics actuels sur leurs feuilles d’impôts futures.
Deux questions philosophiques se posent. D’abord, le droit d’un gouvernement d’induire délibérément en erreur ses citoyens. Ensuite, la question de savoir si une politique qui se fonde sur l’incompréhension de la population est démocratique. Le peuple peut-il souhaiter quelque chose précisément parce qu’il ne le comprend pas ?
Puis, se pose la question des effets économiques. Il y a peut-être de bonnes raisons pour lesquelles vous auriez épargné si vous aviez compris les implications du déficit. Quels seront les effets pervers quand vous serez, plus tard, surpris par la hausse des impôts ?
Limitation de l’accès au crédit
Paul Krugman :
[…] many people are liquidity constrained.La deuxième hypothèse est que certaines personnes n’ont pas un accès total au marché de l’épargne. Ce que veut dire Krugman n’est pas qu’ils ne peuvent pas épargner, cela vous le pouvez toujours. Il évoque plutôt le fait que la banque n’accepte pas toujours de vous prêter de l’argent. C’est donc le crédit qui vous est restreint.
[…] beaucoup de gens ont des contraintes de liquidité.
Autrement dit, si on vous taxe maintenant, et que votre épargne est nulle, vous consommerez l’ensemble de votre revenu après impôts, mais pas davantage car la banque refuse de vous financer. Aussi, si on diffère votre impôt, vous pourrez désormais consommer davantage que vous n’auriez pu précédemment. Dans votre cas, Krugman a raison de dire que l’équivalence ricardienne ne fonctionne pas.
Mais alors se pose une autre question : pourquoi la banque n’acceptait-elle pas de vous avancer de l’argent ? Il y a peut-être de bonnes raisons. D’ailleurs, on reproche souvent aux établissements de crédit de prêter à n’importe qui (la crise des subprimes est l’exemple brûlant). Que veut dire Krugman ? Que l’État, lui, peut s’amuser à avancer de l’argent à des gens à la solvabilité incertaine, là où la morale condamnerait les établissements privés qui le feraient ?
Les gens sont mortels
Le débat sur cette dernière hypothèse est peut-être le plus cynique. Pourquoi l’équivalence ricardienne a-t-elle effectivement besoin de supposer les contribuables immortels ? Simplement parce que si un citoyen s’attend à mourir entre le moment où la dépense publique a lieu et celui où elle sera remboursée, alors il ne paiera pas l’impôt différé. Le transfert de pouvoir d’achat du futur vers le présent est donc net du moindre coût pour lui. Il n’a donc aucune raison d’ajuster son épargne.
Robert Barro n’est pas un fou, et dans son modèle il n’avait pas considéré les individus immortels. Il avait formulé cette hypothèse sous la forme d’une « dynastie immortelle », qu’on pourrait reformuler plus simplement en altruisme intergénérationnel. Autrement dit, l’hypothèse ricardienne tient si les contribuables sont aussi sensibles à l’intérêt de leurs descendants qu’au leur. S’ils sont égoïstes, il n’y a plus d’équivalence ricardienne et les hommes politiques arrosent la génération des électeurs actuels du pouvoir d’achat des électeurs futurs.
James Buchanan, qui avait étudié le texte de Ricardo avant l’article de Barro, était pour cette raison devenu un avocat d’une interdiction constitutionnelle des déficits. En effet, si on suppose les individus rationnels et pleinement conscients des implications fiscales futures, alors l’intérêt principal de la politique budgétaire vient de la capacité d’une génération à capter les revenus des générations suivantes, pas nées, trop jeunes, ou trop inconscientes pour s’y opposer.
SUR LE WEB :
Bibliographie :
Barro, Robert J, 1974.”Are Government Bonds Net Wealth?”, Journal of Political Economy, University of Chicago Press, vol. 82(6), pages 1095-1117, Nov.-Dec..
Buchanan, James M., [1958] 1999f. “Public Principles of Public Debt: A Defense and Restatement”. Vol. 2 of The Collected Works of James M. Buchanan. Indianapolis, Ind.: Liberty Fund.
Ricardo, David, 1820. Essay on the Funding System
Les citations de Paul Krugman viennent de son blog et son retrouvables facilement.
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