Depuis le début de la crise de l’euro, le bassin
méditerranéen n’est plus présenté que comme un foyer de problèmes. Une
erreur magistrale, démontre le politologue allemand Claus Leggewie, qui
indique les pistes pour une nouvelle Europe fédérale et tournée vers le
Sud. Extraits.
La périphérie de l’Europe, du Portugal à la Grèce, en passant par l’Afrique du Nord, passe pour un foyer de menaces presque aussi inquiétant que le fut le bloc de l’Est pendant la guerre froide. C’est au Sud – un point cardinal qui évoquait jadis des associations positives – que responsables politiques et opinion publique situent aujourd’hui les pires risques sécuritaires : terrorisme islamiste, krach de l’euro et vagues de réfugiés.
Il n’est pas question de minimiser les défis que représentent la faillite potentielle de certains Etats membres de l’UE, la prise du pouvoir par les islamistes au Proche-Orient et l’afflux de réfugiés traversant la Méditerranée. Mais, comme chacun sait, la peur est mauvaise conseillère. Il serait plus utile de dresser un bilan objectif de la situation dans un bassin méditerranéen qui ne manque pas d’atouts pour l’avenir.
Il n’est que de regarder autour de soi pour se remémorer combien le bassin méditerranéen est important pour l’Europe ! Par exemple à Berlin.“Mare nostrum”. Tel est le nom donné par les Romains à “leur” mer intérieure à l’apogée de l’Empire, lorsque celui-ci s’étendait à toutes les côtes de la mer Méditerranée, qu’il contrôlait militairement et exploitait commercialement. Pour redonner aujourd’hui son sens à l’appellation “notre mer”, il conviendrait de rendre au Sud sa place de cœur historique de l’Europe, loin de toute posture impérialiste et de toute ambition mercantile régie par une logique de court terme, en vue d’y mettre en œuvre un projet de paix et de développement qui sera durable tout en collant à son époque.
Quatre domaines d’action et de compétence me semblent prioritaires et coordonnables, à commencer par une “union énergétique” qui engloberait le nord-ouest de l’Europe, le bassin méditerranéen et l’Afrique subsaharienne – une “communauté européenne du charbon et de l’acier” des temps nouveaux, qui serait aussi bénéfique à l’intégration de l’ensemble de la région que le fut la CECA à la cohésion du noyau dur de l’Europe dans les années 1950. Les oligopoles énergétiques du Nord deviendraient alors tout aussi obsolètes que les régimes de retraite du Sud.
Pour cela, il convient de remettre à plat la division économique du travail et les mouvements migratoires entre le Nord et le Sud : pendant des décennies, le Nord a importé des matières premières agricoles et minérales du Sud, pendant que le Sud importait du Nord des produits de consommation durables et des biens d’équipement à forte valeur ajoutée. A quoi s’ajoutaient des flux migratoires transnationaux qui voyaient le chemin des Sudistes, “travailleurs immigrés” en quête de travail et réfugiés en quête de protection, croiser celui des Nordistes, touristes, préretraités et hommes d’affaires en mal de soleil.
Dissuasion inhumaine
Le commerce équitable, le travail décent pour tous et une justice sociale ne s’arrêtant pas aux frontières nationales doivent se substituer à cette spoliation insidieuse du Sud dont, au bout du compte, très peu auront profité. Pour commencer, il convient de revoir de fond en comble la politique inhumaine d’accueil des réfugiés mise en place par Frontex [l’agence européenne de surveillance des frontières extérieures de l’Union] à des fins de dissuasion, et dont plusieurs centaines de boat people et d’immigrés clandestins sont chaque année les victimes. Le nord de l’Europe a besoin d’immigrés et devrait les accueillir à bras ouverts. Le mur de Berlin n’est pas tombé en 1989 pour être remonté dans le bassin méditerranéen. La quasi-totalité de la région étant façonnée par la monoculture du tourisme, la remise en question de la division traditionnelle du travail concerne également ce secteur, qui va de la forme la plus douteuse de “tourisme low cost” à la forme la plus poussée de “tourisme vert”. La transition vers un tourisme de masse économiquement viable, socialement acceptable et dépourvu d’incidences néfastes sur le milieu naturel est possible, en passant du bain de soleil aveugle à un échange interculturel empreint de respect.
Le point de mire du tourisme de masse est le littoral méditerranéen et l’arrière-pays immédiat. Certes, la qualité des eaux de la Méditerranée est relativement bonne, mais la protection de la mer, qui passe notamment par la lutte contre la surpêche, est ici aussi de mise. Comme la plupart des océans et des régions maritimes du globe, la Méditerranée a été reléguée au rang de citerne et de caniveau (voire de cloaque), ce dont témoigne également le pillage symbolique du mythe méditerranéen, sur lequel les individus projettent toutes sortes d’ambitions et de nostalgies, mais qui n’est plus ce fil conducteur qui contribua jadis à forger l’identité collective de l’Europe. La Méditerranée n’est rien d’autre aujourd’hui qu’une destination de charme, une marque, une application pour téléphone portable.
L’opinion publique européenne, dont font également partie les professionnels de la politique étrangère et européenne, les laboratoires d’idées et les organismes de conseil, comme la plupart des entreprises, des universités et des groupes de pression, a jusqu’à présent ignoré dans une large mesure les perspectives de cette nature et n’échafaude guère de scénarios au-delà du grexit, une sortie de la Grèce ou des autres Pigs de la zone euro. La caricature que l’on brosse du bassin méditerranéen – mauvais élève, foyer de menaces et candidat à la sortie de l’Union – s’est enracinée. Au Nord, le “printemps arabe” de 2011 n’a été ni souhaité ni activement soutenu. L’arrivée au pouvoir de gouvernements islamistes en Tunisie, en Libye et en Egypte conforte la citadelle Europe, comme l’Etat hébreu, dans l’idée que l’“automne arabe” représente un risque sécuritaire. La stabilité prime encore et toujours sur la liberté. La gestion de la crise des pays du Sud par Angela Merkel et François Hollande met en scène une alternative en trompe-l’œil : l’épargne jusqu’à l’asphyxie ou la croissance jusqu’à l’effondrement. Le plafonnement de la dette à lui seul étouffe la moindre initiative, et les pactes de croissance ne prennent pas la durabilité en considération, ni au plan social ni au plan environnemental. Or les secteurs cités plus haut en exemple, l’union énergétique, le commerce équitable, le tourisme vert et la communauté d’apprentissage interculturel (d’autres sont envisageables), peuvent être associés pour donner naissance à une voie de développement alternative dont le Nord tirerait lui aussi profit.
Ce “projet herculéen” doit s’accompagner du développement constitutionnel de l’ensemble de l’UE. Les “pays à problèmes” perdraient une partie de leur souveraineté nationale, mais ils ne seraient pas les seuls : de la même manière que la Sarre, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et la Bavière sont aujourd’hui des Länder de la République fédérale, l’Allemagne sera elle aussi à l’avenir un Land de l’“Europe unifiée”. Avec ou sans la complicité de la France, l’Allemagne ne peut plus jouer les puissances hégémoniques au sein de l’Union.
De tels projets passeront sans doute difficilement à Paris et à Berlin (comme à Londres et à Varsovie) si l’on se contente de faire reculer l’Etat-nation et sa souveraineté populaire sans proposer dans le même temps une structure qui leur ménage de l’espace dans une forme souple et inédite de fédéralisme et de subsidiarité. L’Europe unifiée doit se constituer sur des noyaux forts et des périphéries vitales, reliés les uns aux autres par des coopérations transfrontalières fédérant des régions. L’union de la Baltique – groupe informel réunissant les Etats baltes et scandinaves, la Pologne et l’Allemagne –, l’union Alpes-Adria (associant l’Autriche, l’Italie, la Slovénie), l’union des Balkans ou encore le partenariat privilégié de l’UE avec la Russie et la Turquie sont les prémices de tels regroupements régionaux.
Alternative politique
Tout comme l’union de la Méditerranée, qui, refondue, peut servir de modèle à un ordre fédéral et transfrontalier en Europe, mais aussi au-delà des frontières de l’Union européenne actuelle. L’“Europe des régions”, jusqu’à présent expression de la diversité linguistique et culturelle du continent et de la défense des droits des minorités ethniques au sein des différents Etats-nations, aspirait à l’autonomie régionale.
Aujourd’hui, cette Europe des régions doit sortir du provincialisme et prendre la forme d’une union souple de “coopérations transfrontalières” qui, au côté des Parlements et des structures de la société civile, seront capables de tenir tête au “super-Etat” implanté à Bruxelles et de conférer une légitimité démocratique aux décisions supranationales.
Dans le tumulte de la crise, il n’y a que ces pistes émergentes qui puissent faire naître une société et une opinion publique européennes diversifiées, une citoyenneté européenne digne de ce nom et une démocratie supranationale, et permettre à l’Europe de revenir en acteur sur la scène internationale. Une Europe qui offrirait une alternative politique à l’impérialisme chinois dans le commerce des matières premières, à l’autodestruction idéologique de deux superpuissances en déclin – les Etats-Unis et la Russie –, à la domination désastreuse d’un monde de la finance échappant à tout contrôle et à la menace croissante de déchaînement de violence politique venant de pays à la dérive.
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