Interrogation dans les médias depuis quelques semaines : la
France emprunte de l’argent à taux négatif. C’était déjà le cas avec
l’Allemagne et les Pays-Bas, et maintenant aussi le Danemark, la
Norvège, la Finlande et l’Autriche. Cela signifie donc que des
investisseurs paient ces pays pour qu’ils utilisent leur capacité de
financement. L’agence France Trésor confirme, elle-même surprise, que
c’est la première fois qu’une telle situation se produit.
C’est en effet extrêmement paradoxal puisqu’il y a à peine quelques
mois l’agence de notation Standard & Poor’s dégradait la note de
l’État français. Pour retrouver un déficit public de 3%, avec des
prévisions de croissance optimistes, la Cour des comptes chiffre les
économies nécessaires entre 6 et 10 milliards d’euros cette année et 40
milliards en 2013. Que peut bien pousser les investisseurs à prêter à un
taux négatif, qui plus est à un État virtuellement en faillite ?
Tout d’abord, il faut se souvenir que le reste de l’Europe est en
crise et que, même si la situation française est alarmante, beaucoup de
pays de la périphérie européenne sont dans une situation bien pire. Car
il ne faut pas se méprendre, malgré les problèmes des finances publiques
françaises, la France présente un potentiel fiscal large et docile,
peut dans une certaine mesure compter sur la solidarité européenne, et
possède un marché obligataire relativement élastique. En d’autres mots,
le risque de la dette française est amoindri par ces réserves de
liquidités.
Il est normal que les investisseurs se réfugient sur les moins
mauvais investissements, et la fuite vers la qualité s’est donc
maintenant étendue à la France. Par exemple, ces derniers jours les taux
d’intérêt sur la dette espagnole ont atteint de nouveaux sommets,
avoisinant les 7,5 %, témoignant de l’inquiétude des investisseurs. Le
Portugal, l’Italie et l’Irlande sont aussi en mauvaise posture, avec la
Grèce en mauvaise élève européenne. Les banques et le marché
interbancaire sont eux aussi relativement peu intéressants avec un taux
au jour-le-jour à zéro pour cent. Cet excès de demande a fait augmenter
les prix, et puisque les prix et les taux d’intérêt des obligations
évoluent dans le sens opposé (effet balançoire), le taux d’intérêt est
maintenant en territoire négatif.
Tout ceci explique pourquoi les investisseurs se sont tournés vers la
France, mais pourquoi investir dans la dette française si une perte
nette est assurée ?
Il y a en fait toute une constellation de facteurs que Carmen
Reinhart a appelée dans une série d’articles le grand retour de
la « répression financière » [1].
Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur le sort des banques, mais d’un
concept qui regroupe toute les réglementations visant à rediriger vers
les États l’épargne qui financerait normalement l’économie privée. La
France le fait de façon directe, par exemple par l’intermédiaire des
SICAV, en forçant les épargnants à la financer. Mais cette répression
financière est parfois plus sournoise, et beaucoup des aides aux banques
octroyées durant la crise de 2008 comportaient en contrepartie des
engagements implicites à financer l’État français.
Par ailleurs, depuis 2006 et les règles prudentielles de Bâle II, les
banques et les compagnies d'assurance n’ont besoin d’aucun capital sur
lequel appuyer les obligations d’État coté AAA+, contre par exemple 50%
pour un prêt immobilier et 100% pour un prêt commercial. Cette
pondération des actifs par le risque pousse donc les banques à détenir
des titres d’État en les rendant plus avantageux que d’autres d’un point
de vue strictement réglementaire. En Europe, la crise a vu les
autorités assouplir encore davantage ces règles pour y accepter tous les
titres d’État, indépendamment de leur note. De façon plus générale, la
plupart des réglementations prudentielles ont pour effet de rediriger de
l’épargne vers les dettes souveraines.
L’avalanche de liquidités avec laquelle la Banque Centrale Européenne
inonde le marché a aussi sa part de responsabilité. Les nouvelles
techniques d’injection de liquidité introduite par Mario Draghi ont
ouvertement et explicitement mission de fournir de l’argent bon marché
en échange de l’engagement des banques sur le marché de la dette
souveraine.
Malheureusement pour l’État français, l’analyse de Reinhart suggère
que cette situation ne peut pas durer. En effet, la répression
financière réduit la croissance à moyen et long terme en favorisant des
investissements inefficaces et en évinçant les investissements dans
l’économie privée. Parmi les autres effets pervers de ces
réglementations, lorsque poussées à l’absurde, on compte des épisodes
d’inflation incontrôlables, la perte de confiance soudaine des
investisseurs, et la formation de bulles financières. D’ailleurs, à cet
égard, l’ouvrage récent de Jeffrey Friedman et Wladimir Kraus [2]
apporte des preuves convaincantes que la crise de l’immobilier
américain a pris source dans la répression financière, à travers la
pondération des actifs par le risque décrites précédemment, appliquée
dès 2001 aux États-Unis.
L’explication du paradoxe de l’emprunt obligataire français à taux
négatif se trouve donc dans deux explications : la gravité de la crise
ailleurs en Europe, et la répression financière créant une demande
captive. Les investisseurs sont alors forcés de financer des États
jusqu’à ce que ce qui devrait être un taux d’intérêt se transforme en
une taxe. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il sera difficile
d’accuser les marchés d’avoir jeté de l’essence sur le feu…
dimanche 29 juillet 2012
Pourquoi la France emprunte-t-elle à taux négatifs ?
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