TOUT EST DIT

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mardi 18 mars 2014

Jour de grève… mais pour quoi faire ? 5 priorités que devraient se fixer les syndicats s'ils défendaient (vraiment) ceux qu'ils sont censés représenter


La plupart des syndicats ouvriers, à l'exception de la CFDT, manifestent aujourd'hui pour critiquer les modalités du Pacte de responsabilité. Une "grand-messe" des plus traditionnelles et dont l'impact sera des plus symboliques pour les salariés qu'ils sont censés protéger.

Si l'on devait reconsidérer les missions fondamentales des syndicats, quelles seraient-elles ? Comment (re)définir leurs rôles fondamentaux au XXIe siècle ?

Eric Verhaeghe : Le rôle fondamental des syndicats reste encore et toujours la représentation organisée des salariés et la défense concertée de leurs intérêts.De ce point de vue, les choses n'ont pas bougé depuis plusieurs siècles. Reste maintenant à savoir ce que l'on met sous cette expression. En France, les syndicats restent marqués par une culture du conflit, assez bien exprimée par la Charte d'Amiens au début du siècle précédent, qui préconisait d'exproprier les capitalistes plutôt que de négocier avec eux des améliorations concrètes. Ce manifeste de l'anarcho-syndicalisme a beaucoup marqué les esprits. Encore aujourd'hui, le syndicalisme français, même à la CFDT ou à la CGC, aime bien s'exprimer sur les grands sujets de société. Par exemple, les syndicats français manifestent contre l'extrême-droite ou pour des réformes qui n'ont rien à voir avec la représentation immédiate des salariés. Il n'est pas rare de trouver des syndicats dans les manifestations de soutien au mariage gay ou à d'autres choses de ce genre. Cette conception-là est radicalement différente de la conception allemande, où l'engagement syndical prohibe toute forme de confusion avec des thèmes politiques. Il est d'ailleurs, en Allemagne, interdit de faire grève pour des sujets autres que directement liés à l'intérêt des salariés.
Dominique Andolfatto : Dans les années 1920, un syndicaliste dont les mémoires n’ont été publiées qu’en 2011 (Mémoires d’un authentique prolétaire de Lucien Cancouët, aux éditions Vendémiaire, avec une préface du philosophe Alain) soulignait tout le travail de conviction, de formation (et auto-formation), d’écoute qu’il faut déployer pour implanter et développer l’organisation syndicale. Travail de longue haleine toujours fragilisé expliquait-il par des permanents souvent en décalage avec certaines réalités… Lucien Cancouët critiquait également un discours syndical fait de "grandes phrases contre le capitalisme en général, seul responsable de tous les maux [qui] cachent une réelle incapacité à aborder les vrais problèmes : les salaires et la vie chère". Il critiquait encore le choix d’"éléments douteux" pour l’exercice de fonctions syndicales, la corruption de certains d’entre eux, l’absence d’éducation ouvrière au sein des structures syndicales, une activité qui se borne à la collecte de cotisations ou faite de "meetings d’agitation d’où l’on sortait étourdi par les discours virulents". A plus de 80 ans de distance, on a (un peu) le sentiment que les choses n’ont (parfois) pas beaucoup évolué… et c’est là une bonne base – me semble-t-il – pour interroger le syndicalisme contemporain…
Cela étant, les auto-entrepreneurs devraient sans doute se tourner vers les organisations d’entrepreneurs pour la défense de leurs intérêts, organisations avec lesquelles ils partagent les mêmes préoccupations, par exemple en matière fiscale… mais ces mêmes organisations ne leur sont pas nécessairement ouvertes.Du côté du monde de l’entreprise aussi, il existe en effet un solide "corporatisme" et conservatisme. Tout le monde n’y est pas forcément le bienvenu. On peut envisager aussi le développement d’un type d’organisations intermédiaires entre syndicats de salariés et organisations de l’entreprise.

Priorité n°1 : La gestion de la souffrance au travail

Eric Verhaeghe : Il faudra un jour faire l'histoire des 35 heures et de leurs conséquences en termes de souffrance au travail. Beaucoup d'entreprises françaises ont en effet demandé à leurs salariés de produire en 35 heures autant qu'en 39 heures. La mécanique des forfaits-jour des cadres amène parallèlement des situations de plus en plus dangereuses. Non seulement l'absentéisme a beaucoup augmenté en quelques années (il coûte 5 milliards de plus qu'il y a cinq ans à la sécurité sociale), mais des études montrent que plusieurs millions de salariés sont au bord du burn-out. La prise en compte de ce phénomène est importante, car la souffrance au travail est un élément de conflictualité qui peut déboucher à tout instant sur une explosion sociale.
Dominique Andolfatto : C’est là une thématique relativement nouvelle que les syndicats s’efforcent de s’approprier depuis quelques années. Mais leur contribution reste difficile à évaluer (tout comme la souffrance au travail difficile à déterminer). En outre, on peut expliquer – au moins partiellement - le surgissement de cette thématique en raison du déclin syndical ou de l’invisibilité syndicale dans de nombreux lieux de travail (même si des syndicats restent présents dans l’entreprise, voire en y prospérant, mais tout en se cantonnant à des fonctions officielles d’interlocuteur des employeurs ainsi que le fixe le code du travail). Sans doute faut-il parler aussi du déclin de la "lutte des classes" ou, en termes plus neutres, de la conflictualité sociale. Cette "disparition" des syndicats (mais aussi du conflit qui permettait d’identifier des "adversaires" et, ce faisant, de construire une certaine cohésion du groupe) traduit une dégradation des liens sociaux, un défaut de communication interne et a conduit à un repli des salariés sur eux-mêmes.C’est dans ce contexte que la thématique de la souffrance au travail a surgi… alors que, pendant longtemps, c’est celle des conditions de travail, prises en charge par les syndicats, qui dominait. Mais bien des syndicalistes se sont désintéressés de celles-ci, absorbés par d’autres tâches plus valorisantes. La souffrance au travail est donc symptomatique du contexte actuel de faiblesse et d’institutionnalisation du syndicalisme. Avec des salariés qui, faute de relais de leurs aspirations ou revendications, faute d’"adversaire" également, vont livrer un "combat" contre eux mêmes qui peut parfois leur être fatal. Si les syndicats recouvraient toute leur dimension sociale – et ne se cantonnait aux rôles purement juridiques que leur confère le code du travail – il est à parier que cette thématique n’aurait plus lieu d’être ou, à tout le moins, reculerait. En outre, comme l’a bien montré l’économiste Etienne Wasmer, ce n’est pas tant en renforçant le droit du travail (ou syndical) qu’on trouvera une solution au stress (ou à la souffrance) au travail… mais en donnant plus de fluidité au marché du travail, soit en assurant aux "victimes" de stress ou de souffrance un emploi dans une entreprise nouvelle.

Priorité n°2 : Réfléchir à l'intégration des chômeurs

Eric Verhaeghe : En réalité, on peut dire, entre minima sociaux et chômeurs de longue durée, que la France compte environ 4 millions de personnes qui sont durablement sorties de l'emploi et auront beaucoup de mal à y revenir. A ces 4 millions de "perdus", il faut ajouter plus de 2 millions de chômeurs indemnisés à la recherche d'un emploi. Autrement dit, la France compte un taux de perte de près de 20% de sa population active. En France, on considère qu'il y a environ 28 millions d'actifs. Entre les fameux insiders, détenteurs d'un CDI, et les autres, on voit mal les mesures intermédiaires, et c'est bien un problème.
Dominique Andolfatto : Le syndicalisme est effectivement devenu une affaire d’insiders. C’est l’affaire de salariés assez bien intégrés, en contrat à durée indéterminée ou fonctionnaires. Les outsiders – chômeurs, salariés précaires ou autres catégories – peinent à trouver une place ou à voir leurs intérêts pris en charge par des syndicats. Les associations de chômeur créés par la CGT ont d’ailleurs été un échec. Cela dit, il ne faut pas non plus globaliser. Quelques organisations de la CGT, de nouveau, ont cherché à aider effectivement des travailleurs immigrés ou travailleurs détachés originaires d’autres pays de l’Union européenne (comme dans la construction navale ou la travail saisonnier). Mais cela paraît rester assez exceptionnel. La rencontre entre syndicats et jeunes salariés est également difficile et, en 2013, dans son livre sur Les vingt ans qui ont changé la CGT, la journaliste Leila de Comarmond mentionnait aussi que les apprentis sont "totalement oubliés".

Priorité n°3 : Adapter le monde du travail aux changements technologiques

Eric Verhaeghe : Les entreprises françaises tardent à opérer leur mue numérique. Ce retard est d'abord imputable aux managers. Les managers français sortent d'un système éducatif fondé sur des valeurs absolument rétives à la transformation numérique. Dans l'entreprise numérique, il y a peu de hiérarchie, il y a beaucoup d'informel, et tout le monde se doit d'être créatif. Le management français aime l'inverse : la hiérarchie pesante, le formalisme courtisan, l'étouffement des initiatives et des idées, sauf dans un cercle très restreint issu de grandes écoles. Au lieu de ramper devant ce système, les syndicats français devraient plutôt secouer le cocotier et revenir aux valeurs fondamentales qui les ont vus naître :l'émancipation des travailleurs et la proclamation de leur égalité.
Dominique Andolfatto : Le rôle des syndicats serait ici à étudier à la loupe. Il faudrait dépouiller des accords d’entreprise, examiner si la question des changements technologiques – hormis le cadre des restructurations qui conduisent à des plans de sauvegarde de l’emploi et, en réalité, à des licenciements – sont traités par les syndicats. Difficile de faire une réponse globale. Mais, manifestement, les changements technologiques n’apparaissent pas de prime abord comme un sujet syndical central.

Priorité n°4 : Repenser l'emploi à l'heure de la mondialisation

Eric Verhaeghe : Je dirais plutôt que les syndicats devraient adopter des logiques d'emplois à long terme. Trop souvent, il s sont ancrés dans une culture de l'immédiateté : on fait grève pour obtenir des augmentations de salaires, sans se demander ce que seront les postes de travail dans les 5 ans. Ce réflexe est plus répandu qu'on ne croit. La saison des négociations salariales obligatoires le rappelle : les conflits y fleurissent allègrement. C'est absurde.
Dominique Andolfatto : Penser l’emploi et ses évolutions, c’est penser le changement et faire de la stratégie économique. Les syndicats cherchent plutôt à défendre certaines situations acquises et à constituer de petites forteresses professionnelles, auxquelles est garantie l’immobilité (mais pas l’immortalité).Cela dit, contrairement à diverses formations politiques, de l’extrême gauche ou d’ailleurs, les syndicats ne sont pas hostiles à la mondialisation… même s’ils ne le claironnent pas trop fort. Celle-ci a amélioré la condition des travailleurs de nombreux pays du monde et, donc, la Confédération syndicale mondiale, à laquelle adhèrent les principaux syndicaux français, n’est pas hostile à la mondialisation. Enfin, s’agissant de penser l’emploi, les élites politiques ne semblent pas beaucoup plus armées que les syndicats. François Mitterrand lui-même avait déjà dit que tout avait été tenté concernant la politique de l’emploi, actant l’échec de celle-ci et finalement un déficit d’imagination et d’innovation des élites en la matière.

Priorité n°5 : Repenser les modes d'organisation du travail au-delà du salariat

Eric Verhaeghe : En réalité, les syndicats ne mesurent pas que le salariat est en mutation, voire en voie de disparition. Ou alors ils s'en rendent trop bien compte et entament une lutte de tous les instants pour préserver une situation qui ne durera pas plus de dix ans. La génération Y sera la première à l'expérimenter : elle préfère de nouvelles formes d'emplois, capables de réaliser ses rêves de "zapping existentiel", plutôt qu'un CDI.
Dominique Andolfatto : Là, ce ne semble pas l’affaire des syndicats si l’on évoque les syndicats de salariés. L’affaire de ceux-ci devraient être avant tout la défense individuelle, l’écoute, l’assistance des salariés, fonction souvent dévalorisée au profit des fonctions collectives, plus gratifiantes, comme la négociation (et le théâtre de celle-ci). Être simplement à l’écoute des salariés, être leur porte-parole – justification historique des syndicats – semblent curieusement un peu ringard aujourd’hui… alors que, manifestement, ces fonctions mériteraient d’être redécouvertes.
Finalement, le problème est probablement que le monde du travail évolue plus vite que celui des organisations censées représenter ses intérêts. Il y a un "gap" perpétuel que ces dernières peinent à rattraper. D’autant que leur statut institutionnel leur apporte certaines garanties qui favorisent les routines et, finalement, une "société bloquée". Ce serait aux salariés et aux entrepreneurs (auto- ou pas) de réinventer leurs organisations dites représentatives, soit des organisations ouvertes, pragmatiques, procurant des services effectifs à leurs membres et, surtout, les défendant individuellement.

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