TOUT EST DIT

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jeudi 27 mars 2014

Baselworld : les Chinois mettent l'horlogerie au point presque mort


Baselworld, le grand salon annuel de l’horlogerie, ouvre aujourd'hui ses portes à Bâle (Suisse). Venus du monde entier, 120 000 visiteurs professionnels sont attendus sur les bords du Rhin pour y découvrir les nouveautés de l’année présentées par 400 marques de montres et de bijoux. Après avoir volé de record en record, le secteur horloger semble marquer le pas. Grégory Pons, éditeur de Business Montres & Joaillerie, fait le point sur 204, "année de tous les dangers"…

Comment va l’industrie horlogère ?

Grégory Pons : Aujourd’hui moins bien qu’hier, mais bien mieux que demain. Les années de croissance à deux chiffres sont derrière nous. L’Europe se résume à l’horlogerie suisse, qui produit un peu moins de 30 millions de montres par an pour en exporter un peu plus de 27 millions (dont seulement 6,5 millions sont mécaniques). La France, l’Allemagne et l’Italie jouent un rôle très secondaire sur ce marché, lui-même ridicule par rapport au milliard de montres qui arrive chaque année sur le marché, généralement en provenance de Chine : ces centaines de millions de montres ont des mouvements à quartz qui valent moins d’un dollar, pour une montre finie à deux dollars. On est loin de la Richard Mille à 1,5 million de dollars…

La santé de cette industrie – au moins pour l’Europe – est complexe à évaluer.Le culte du secret et l’omerta sont traditionnels dans les maisons suisses : on ne dispose d’aucune donnée chiffrée officielle sur qui vend quoi à qui, où et pour combien. Heureusement, il y a des médias indépendants comme Business Montres, qui a publié les premières estimations réalistes à ce sujet. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la crise financière de 2008-2009 a coûté près de 25 % de son chiffre d’affaires à la branche, qui s’imaginait crisis proof. Ensuite, la "bulle du crédit" en Chine et l’amour des Chinois pour les « montres de corruption » (le pot-de-vin local) ont permis de relancer la croissance entre 2010 et 2013, année d’une décélération marquée (moins de 2 % de croissance). Le coup de frein sur le marché chinois a été brutal (30 % de baisse au minimum) : comme les Chinois étaient les seuls à tirer la croissance, il faut s’attendre à une stagnation, sinon à une baisse en 2014. 
 

Pourquoi parlez-vous de "2014, année de tous les dangers" ?

Il y a cet essoufflement de la demande chinoise, qui assurait jusqu’aux deux tiers des exportations suisses, en Chine et dans les duty free touristiques. Ce moteur est en panne ! Il y a un niveau très élevé de stocks un peu partout dans le monde, à peu près un an et demi de ventes : avec le net tassement de la demande, il faudra du temps pour purger les tuyaux. D’autant que cette demande est en pleine mutation : les consommateurs des économies développées n’ont jamais autant aimé les belles montres, mais ils n’ont jamais eu aussi peu d’argent pour se les offrir. Ne serait-ce que parce que ces montres sont devenues trop chères pour qu’il soit raisonnable de les acheter ! Peu importe, puisque c’est la fin annoncée des grandes marques trop ostentatoires, des symboles statutaires et des montres surdistribuées qui n’existent plus que par leur pression marketing.

Même les Chinois évoluent : avec le nouveau patriotisme économique de l’équipe au pouvoir, en plus du culte de ce néo-chic prolétarien qu’impose Xi Jinping, ces Chinois achèteront chinois ! Dernier facteur de risque, qui vient coaguler tous les autres pour en démultiplier les effets crisogènes : nous sommes à la veille d’une révolution connectée où les smartwatches (objets nomades intelligentes) ont besoin de la place qu’occupent au poignet les montres traditionnelles. Pour l’instant, ces smartwatches sont nulles, moches et elles ne ressemblent à rien, mais le marché s’oriente clairement vers le design et vers de nouvelles fonctionnalités non téléphoniques qui rendront ces objets connectés totalement indispensables. On ne pourra plus se passer de ces « tours de contrôle » numériques et polyvalentes. Tout ceci me fait penser que l’horlogerie suisse a du souci à se faire…

Le temps des montres classiques est donc révolu ?

Bien sûr que non ! Tant que ça fait tic-tac dans la montre et dans le cœur des amateurs, il y a de l’espoir ! On n’efface pas quatre siècles d’excellence dans les objets du temps avec des gadgets connectés, aussi addictifs soient-ils. La belle montre reste un accessoire de parure indispensable et peut-être même consubstantiel à l’art de vivre européen. C’est ici – en Ecosse, en Saxe, en Grèce, en France – qu’on a inventé, avant tout le monde, le décompte fin et précis du temps, en gravant des os ou en peignant des grottes voici 30 000 ans, en  dessinant des calendriers lunaires avec des pieux plantés dans le sol, en forgeant le disque de Nebra ou en imaginant la machine d’Anticythère, il y a 2 200 ans (c’est le premier ordinateur mécanique dédié au temps). Depuis, on a inventé les horloges de clocher et les montres de poche, puis les montres-bracelets où on peut désormais loger une horloge atomique. Souvent abonnée aux plus incroyables erreurs marketing (elle n’a vu venir ni le grand virage industriel de la fin du XIXe siècle, ni l’assaut des montres-bracelets dans les années 1910-1920, ni la révolution du quartz dans les années 1970), la Suisse horlogère a toujours su se réveiller à temps, se revigorer et revenir au premier rang. 

Un nouvel enjeu affole les boussoles : c’est la carpo-révolution (révolution du poignet), où la montre suisse va perdre des plumes, mais il est douteux qu’elle y soit dépouillée de sa suzeraineté et de sa légitimité. Le défi, c’est celui de la créativité accessible : quand tout le monde aura, au quotidien et au poignet, une smartwatch utilitaire et multifonctionnelle, comment recréer du désir et comment redonner envie aux jeunes générations de porter des belles montres rétro-nostalgiques, artisanales, sinon artistiques, et saturées de significations socio-culturelles ? C’est aux nouveaux créateurs d’imaginer de nouveaux concepts et de les proposer à des prix « normaux » qui ne relèveront pas, comme aujourd’hui, de l’extorsion de fonds et de l’escroquerie en bande organisée…

La montre suisse peut-elle sérieusement résister au tsunami des géants de l’électronique ?

Oui, parce qu’il ne faut pas confondre la quantité et la qualité. Le seul budget annuel de communication de Samsung dépasse le chiffre d’affaires annuel de toute l’industrie suisse. Sur le papier, il n’y a donc pas photo et la Suisse va au massacre. Sauf qu’on ne sait pas faire de belles montres, universellement reconnues et appréciées comme telles, ailleurs qu’en Suisse, seul pays développé riche de quatre siècles de traditions mécaniques, fort d’une culture du temps structurante et fier d’un tissu artisano-industriel unique au monde. Pour ne pas rester un simple gadget pour geeks, la montre connectée devra ressembler à une vraie montre. C’est à présent aux Suisses de faire un effort d’imagination pour prouver que d’autres horizons restent possibles pour la montre traditionnelle, soit en intégrant de l’électronique – aujourd’hui tabou – dans leurs belles mécaniques, soit en créant des nouveaux objets du temps qui seront autant de bonnes raisons de continuer à s‘acheter – moins souvent, certes, dans de moindres quantités et moins coûteusement – de vraies belles montres. 


Il fut un temps où Apple inventait, dans un garage, un Macintosh qui allait mettre à genoux le géant IBM et reformater toute l’économie de l’électronique nomade : aujourd’hui, le Mac face à IBM, c’est, face à Samsung, Apple et les autres, la montre suisse à laquelle personne ne croit plus (sauf une tribu d’Indiens dans son réduit alpin). Admettons que la Suisse ait déjà perdu (d’avance) la bataille du poignet face aux prothèses numériques connectées : elle est cependant loin d’avoir perdu la guerre de l’objet de parade, biologiquement nécessaire à l’égo masculin comme à la séduction féminine. On n’a encore rien trouvé de mieux que la montre pour étancher cette volonté de puissance…
 

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