mercredi 29 mai 2013
Puissance fantôme : quelqu’un a-t-il encore une idée de ce que l’Europe pourrait faire de son destin ?
Guillaume Lagane : L'Europe est caractérisée par les divisions de ses États membres. On l'avait vu par exemple sur le dossier libyen en 2011 avec le soutien de la France et l'Angleterre à l’opposition libyenne alors que l'Allemagne avait refusé de voter la résolution de l'ONU qui autorisait l'intervention. La Syrie est un nouvel exemple de ces divisions européennes entre des États interventionnistes comme la France et l'Angleterre et des États davantage neutralistes ou pacifistes comme l'Allemagne et les pays du Nord.
Pierre-Henri d'Argenson : Il y a bien un service européen pour l’action extérieure, autrement dit un embryon de diplomatie européenne, mais ce que l’on nomme "stratégie européenne" n’est, et ne peut être, qu’un compromis entre les visions parfois contradictoires des différents Etats qui la composent, et c’est une excellente chose. Il faut absolument renoncer au mythe d’une Europe puissance qui se serait appropriée l’ensemble des prérogatives des États. Cela ne se produira pas, parce qu’il n’y aura jamais d’armée européenne. Personne ne mourra jamais pour un drapeau européen. Il n’y a pas de cimetière européen. L’Europe doit au contraire agir comme un multiplicateur d’influence et de puissance des États qui la composent, et ses institutions doivent s’employer à faciliter l’adoption d’une stratégie commune durable et cohérente. Il faut bien avoir conscience qu’aucune crise dans le monde ne peut être résolue sur un mode uniquement "diplomatique". En filigrane, il y a toujours la possibilité de la guerre, que seuls les États ont la légitimité de conduire. Ce que l’on peut regretter, c’est effectivement que sur la question syrienne comme sur d’autres, chaque État européen continue de ne réagir qu’en fonction de sa propre vision des choses, et surtout que les puissances responsables, volontaires et agissantes comme la France soient en pratique si peu soutenues dans leur action par ceux-là même qui demandent toujours plus d’intégration européenne… Suivez mon regard vers l’autre côté du Rhin !
François Géré : La solution "politique" ou "diplomatique" n’est qu’une manière, hélas classique, pour masquer le refus et l’incapacité d’un véritable engagement. Dans ces conditions, la Conférence Genève 2 est un échec déjà annoncé. L’UE n’a pas démontré une indécision mais une division profonde et durable qui, une fois de plus s’est traduite par l’incapacité du SAE à agir. Déjà en 2003 l’UE s’était divisée sur l’engagement en Irak. Les Etats-Unis recevaient le soutien des Britanniques, des Polonais, des Tchèques tandis que la France et l’Allemagne rejoignaient la Russie dans leur opposition à l’invasion de l’Irak.
Aujourd’hui dans le cas syrien, on constate une division dont la nature est nouvelle et bien plus complexe. La Grande Bretagne pousse à l’action de soutien. La France qui a été la première à reconnaître la nouvelle entité syrienne a déclaré vouloir soutenir militairement l’Armée syrienne tout en conditionnant ce soutient à l’aval des Nations Unies et à celui de l’Union européenne. L’Allemagne est constante dans son refus de tout engagement extérieur (à l’exception de sa participation en Afghanistan critiquée et aujourd’hui regrettée comme fort peu utile). Quant à la Russie, loin d’être abstentionniste, elle est devenue un acteur majeur dans la guerre civile, en soutien de Bashar el Assad. Les cartes diplomatiques sont donc brouillées en sorte que l’UE en fait les frais.
La véritable question est de savoir si les différents Etats occidentaux concernés disposaient et disposent encore des capacités d’une intervention ne parlons même pas au sol mais simplement d’une capacité à soutenir efficacement ceux dont ils approuvent la légitime rébellion, notamment par l’envoi d’armes et d’instructeurs. Les Etats-Unis sont encore les seuls à disposer de moyens mais ils ne veulent plus s’engager sur le terrain, pas même établir une "no fly zone" (espace d’interdiction aérien) comme ce fut le cas en Lybie.
Par ailleurs, les Etats européens montrent une grande prudence à l’égard de l’opposition syrienne. Force est de tenir cette réserve pour justifiée quand on analyse les composantes de l’opposition dont la force principale sur le terrain, Le groupe jihadiste Al Nosra s’est déclaré membre d’Al Qaida. On vérifie à nouveau qu’il n’existe pas de politique européenne commune et que le Service d’Action Extérieure ne peut agir comme un ministère européen des affaires étrangères.
Guillaume Lagane : L'Union européenne est une puissance économique majeure : elle représente le tiers du PIB mondial et c'est la troisième population mondiale. A travers ce poids, elle a voulu peser sur les relations internationales en exerçant une influence, ce qu'on nomme en anglais un "soft power". Il y a un relatif consensus autour de ce "soft power" : l'Europe, qui a obtenue le prix Nobel de la paix en 2012, s'engage en faveur de la démocratie et du développement. Mais au-delà de ce consensus mou, elle a des difficultés à prendre des positions pertinentes et précises sur la plupart des dossiers " chauds". Dans les années 2000, circulait l'idée selon laquelle il y avait une répartition mondiale de la puissance : les États-Unis bombardent, les Nations unies nourrissent et l'Union européenne paie. Finalement, le carnet de chèques est la solution la plus consensuelle, à défaut d'être la plus courageuse.
Pierre-Henri d'Argenson : L’Europe n’est la première puissance économique mondiale que par agrégation des PIB qui la composent. Mais c’est une fiction statistique : allez demander aux Grecs s’ils ont le sentiment de faire partie de la première puissance économique mondiale ! Ne soyons pas dupe : l’Europe en tant que telle n’est pas une puissance. Si demain la Chine décide de fermer militairement trois ou quatre détroits, l’Europe ne disposera que d’instruments commerciaux bien minimes pour réagir, et seuls les États armés de l’UE représenteront une menace crédible. L’Europe actuelle est une coalition, sans aucun doute la coalition la plus soutenue et la plus durable qu’elle ait connu dans l’histoire. Il faut tout faire pour la préserver et la renforcer, mais il ne faut pas se tromper de combat : pendant 50 ans, on a fait l’Europe contre les Nations. Cette dynamique appartient au passé. Il faut aujourd’hui réapprendre à aimer les Nations, à faire l’Europe avec les Nations, comme on a fait pour la démocratie, avec le peuple. Ceux qui rêvent d’une grande Europe supranationale rêvent d’Empire. Ils en ont le droit, mais qu’ils assument vouloir en finir avec le modèle démocratique, qui est viscéralement lié au cadre politique de l’État-nation. Je mesure bien qu’il ne faut pas revenir à la tragédie européenne des guerres intestines, mais ce n’est pas en coupant ses racines qu’on fait pousser l’arbre. L’équilibre est subtil, et l’Europe est toujours sur le fil du rasoir, mais c’est son destin, qu’elle doit affronter en se gardant bien du traître secours des utopies.
Guillaume Lagane : L'Europe a sans doute anticipé une fin de l'Histoire qui n'est pas arrivée aussi vite que prévue. Elle s'est construite sur l'idée qu'il faut refuser l'affrontement entre États. Une intention louable surtout lorsqu'on sait que ce type d'affrontements nous a mené à deux guerres mondiales. Le problème c'est que l'Union européenne a un peu vite oublié que les autres États, en particulier dans son pourtour immédiat en Méditerranée, n'étaient pas nécessairement dans la même croyance. Le pourcentage du PIB affecté à la défense est extrêmement faible, trois fois moins important qu'aux États-Unis ou en Russie, beaucoup moins important également qu'en Chine qui a considérablement augmenté ses dépenses militaires ces dernières années. L'Europe s'est trop appuyée sur son "soft power" et pas assez sur son "hard power" qui reste nécessaire si on veut exercer une quelconque influence.
Pierre-Henri d'Argenson : L’Union européenne s’est construite sur le dépassement de la puissance et de la "Machtpolitik". Cela est cohérent avec son histoire. Quand on se promène dans l’Est, dans les cimetières de la première guerre mondiale, avec ses croix françaises et ses croix allemandes, il y a de quoi le comprendre. Personne ne veut cela à nouveau, et il faudra encore des dizaines d’années pour surmonter, existentiellement, l’ampleur du crime de tous ces massacres. L’histoire européenne du XXe siècle est pavée de morts. Mais, malgré l’horreur, il ne faut pas céder à la facilité de l’utopie. Les lois de l’Histoire ne seront pas changées par l’Europe, et si elle veut survivre dans un monde hostile et assurer sa paix, il lui faut préparer la guerre. C’est éprouvant, et cela fait inévitablement remonter à la surface certains cauchemars de l’Histoire, mais il faut le faire. Autrement nous disparaîtrons. N’oublions pas que s’il y a bien une leçon à tirer de l’histoire du XXe siècle, c’est celle du crime dont se rend toujours coupable la faiblesse : celle, en particulier, ne n’avoir pas osé renverser Hitler quand il était encore temps. Les États-Unis ont empêché la France d’exiger le paiement des dettes allemandes de la guerre. L’Angleterre a empêché la France d’intervenir au moment de la remilitarisation de la Rhénanie, puis l’a poussé aux accords de Munich. Et nous avons cédé à tout cela, nous n’avons pas eu le courage de secourir la Pologne en 1939. Le pacifisme a montré durant ses années toute l’étendue de son impuissance et de sa complicité avec la guerre.
François Géré : La fin de l’histoire est une idée américaine qui correspondait à l’effondrement de l’Union Soviétique. Les neo cons américains ont pensé pouvoir réorganiser le monde conformément aux valeurs et aux intérêts des Etats Unis et certains de leurs Alliés. Ce rêve est mort dans les sables de l’Irak et les montagnes de l’Afghanistan.
Guillaume Lagane : Je ne sais pas si on peut parler de naïveté. L'Europe est plutôt déchirée entre des choix idéologiques très différents avec trois pôles de puissance. L'Allemagne, qui est la locomotive économique du continent, s'est construite sur le refus de la guerre et a contaminé l'ensemble des pays de la "Mitteleuropa". L’Angleterre, de par son lien avec les États-Unis, est davantage tournée vers les interventions et la nécessité de défendre un certain nombre de valeur, y compris par la force. Mais le problème, c'est qu'elle est un peu à l’extérieure l'Europe et voit davantage l'Union européenne comme une zone de libre-échange renforcée que comme un acteur politique. La France propose une bonne synthèse : une Europe carolingienne capable d'avoir une influence politique mondiale. Mais si la France a les mêmes options que l'Angleterre, elle n'a pas les mêmes moyens que l'Allemagne. Aujourd'hui, avec le déclin économique dont est victime la France, sa crédibilité à porter ce type de position est affectée.
François Géré : L’UE a fait preuve d’un extraordinaire manque de réalisme. En Bosnie, au Kosovo, elle a du mendier l’aide des Etats-Unis. Mais Milosevic le dictateur serbe a finalement été vaincu, arrêté et jugé. Alors l’Europe a publié ses faiblesses antérieures. Elle a écouté les sirènes de la « post modernité » qui assuraient que la guerre était devenue obsolète et ne pouvait plus servir les buts de la politique. A quoi bon dans ces conditions maintenir des armées inutilement couteuses ? A l’inverse elle a aussi écouté les mauvais augures du « devoir d’ingérence » préconisant l’intervention militaire humanitaire sans trop se soucier des capacités militaires réellement disponibles. De ce point de vue l’intervention en Libye réalisée dans l’improvisation laisse ce pays totalement déstabilisé, sans gouvernement avec un immense Sud qui tend à devenir le refuge des jihadistes et un entrepôt d’armes.
On a cherché à créer une Europe de la Défense qui ne soit pas redondante avec l’OTAN. Résultat elle n’existe toujours pas. Les programmes d’armement européens restent peu nombreux. Le transporteur lourd « européen » A 400 M n’est toujours pas disponible au bout de vingt ans depuis sa conception initiale. Les accords de Lancaster House conclus il y a deux ans entre la France et le Royaume-Uni ont bien du mal à s’inscrire dans la réalité de deux pays dont les budgets de défense diminuent fortement.
La tentation européenne pour la solution idéale, teintée de morale, condamne-t-elle l'Union à la paralysie ? Quel est le coup politique de cette incapacité à faire des choix ?
Guillaume Lagane : Si il n'y a pas une coopération plus étroite entre les pays européen la disparition de l'Histoire est une possibilité réelle. Soit, il y a trop d'intégration européenne et dans ce cas-là il faut que les États reprennent leur autonomie et agissent seuls comme la France et l'Angleterre en 2011 en Libye. Soit, il faut aller vers davantage d'intégration européenne ce qui signifie renoncer à la marge de manœuvre dont disposent les États aujourd'hui. On en revient toujours à la question que posait Henry Kinssinger dans les années 70 : "l'Europe, quel numéro de téléphone ?". Qui est la personne qui détermine la politique européenne et a une position clair sur ce que pense et veut l'Europe ? Malgré les progrès du traité de Lisbonne, qui a tout de même renforcé la politique étrangère européenne avec la nomination d'un haut représentant en la personne de Catherine Ashton, la diplomatie européenne n'est toujours pas opérationnelle. Je vous rappelle la plaisanterie qui a beaucoup circulé après la nomination de Madame Ashton. Lorsqu'on appelle cette dernière, on dit qu'on tombe sur un répondeur qui dit : "Je suis absente. Pour avoir la position de la France, tapez 1 ; pour avoir la position de l'Allemagne, tapez 2 ; etc."
Pierre-Henri d'Argenson : Le problème du choix, ce n’est pas quoi choisir, mais qui a le droit de choisir. En d’autres termes : qui est le chef. On voit bien que l’Allemagne cherche à s’imposer dans les affaires économiques, et que la France voudrait conserver une influence importante en matière diplomatique. Au milieu, nous avons les institutions européennes (surtout communautaires) qui exploitent ces divisions pour faire avancer leur propre agenda. Je crois que nous ne sortirons de ce système que si nous recentrons les institutions européennes sur le mode intergouvernemental. Le logiciel "communautaire" a été indispensable pour construire l’Europe actuelle, mais il contribue aujourd’hui à fragiliser l’Europe, parce qu’il empêche les États de pouvoir exercer un leadership commun, concerté, que les institutions européennes auraient pour fonction de consolider et de faciliter. Concrètement, il faudrait notamment rapatrier tous les éléments de la politique extérieure et étrangère (action extérieure, développement, commerce, etc.) de la Commission au Conseil, en transférant les administrations correspondantes, et ne laisser sous l’autorité de la Commission que les seuls services relevant des politiques internes. Cela permettrait aux États de se réapproprier ces sujets, et de dialoguer dans la perspective de construire des positions communes fortes, qui ne soient pas issues de constructions bureaucratique mais du consensus d’Etats puissants, prêts à agir de concert dans le monde. Là, nous pourrons commencer à parler de stratégie européenne…
Guillaume Lagane : Sur le plan géopolitique, face à des États comme la Chine aujourd'hui ou l'Inde demain, on a tout intérêt à construire un ensemble européen aussi fort qu'eux. La France, qui représente moins d'1% de la population mondiale, ne pourra pas peser seule dans le monde de demain. Chacun doit faire des efforts dans la direction de l'autre. Cela suppose que l'Allemagne soit davantage portée vers les interventions extérieurs. Cela suppose aussi que les Anglais fassent le choix de l'intégration européenne plus que celui du grand large. Enfin, cela suppose que la France accepte les réformes économiques qui lui permettront de retrouver sa crédibilité en Europe.
François Géré : Militairement, en dehors de l’OTAN, l’Europe n’a jamais compté, sauf la France en raison de son autonomie nucléaire. L’UE n’a jamais été considérée comme une puissance autre qu’économique et commerciale. La France a rêvé d’une Europe de la Défense qui paraît de plus en plus improbable eu égard à la situation socio-économique.
L’UE est entrée dans une phase de latence en raison de la crise économique et financière qui l’ébranle jusque dans ses fondements. Elle doit récupérer. Quand ? Nul ne le sait encore. C’est seulement alors qu’elle pourra définir les éléments de cohérence afin de réorienter complètement sa stratégie à l’égard du monde. D’ici là on ne fera que balbutier. Sans doute pendant longtemps. Mais il y a plus grave : à force de réduire leurs capacités d’intervention extérieure les Etats européens limitent leur périmètre de sécurité. Quand on ne peut plus projeter les forces on voit forcément se raccourcir la profondeur stratégique. Dans le cas de la Syrie c’est absolument évident. Dans le cas du Mali on a pu constater la lenteur du soutien à une intervention française que tout le monde –maintenant qu’elle a réussi- reconnaît aujourd’hui comme indispensable.
Pour peser à nouveau l’UE devra d’abord reconstituer son potentiel économique, retrouver un taux de croissance et résorber son chômage. Et ensuite on verra quels moyens militaires on pourra aligner. Espérons que d’ici là nous n’aurons pas été pris de vitesse par les événements.
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