dimanche 14 avril 2013
Qu’est-ce que le Marché Libre ? Par Murray Rothbard
Le Marché Libre est un raccourci pour désigner un ensemble d’échanges qui ont lieu dans la société. Chaque échange est un accord volontaire entre deux personnes ou entre des groupes de personnes représentés par des agents. Ces deux individus (ou agents) échangent deux biens économiques, soit des marchandises tangibles soit des services non tangibles. Ainsi, lorsque j’achète un journal à un buraliste pour 50 cents, le buraliste et moi échangeons deux marchandises : j’abandonne 50 cents, et le buraliste abandonne le journal. Ou si je travaille dans une entreprise, j’échange mon travail, d’une manière mutuellement convenue, contre un salaire monétaire ; dans ce cas l’entreprise est représentée par un cadre (un agent) qui a le pouvoir d’embaucher.
Les deux parties réalisent l’échange parce que chacun pense y trouver son compte. De même, chacun renouvellera l’échange à la prochaine occasion (ou non), car son attente s’est révélée juste (ou fausse) au cours du temps qui vient de s’écouler. Le commerce ou l’échange a lieu précisément parce que les deux parties en profitent ; si elles n’espéraient pas un gain, elles n’accepteraient pas l’échange.
Ce raisonnement simple réfute l’argument contre la liberté du commerce typique de la période « mercantiliste » du seizième au dix-huitième siècle en Europe, et exprimé de façon classique par Montaigne, le célèbre essayiste français du seizième siècle. Les mercantilistes soutenaient que dans tout échange, une partie ne pouvait bénéficier qu’au détriment de l’autre, que dans chaque transaction il y avait un gagnant et un perdant, un « exploiteur » et un « exploité ». Nous voyons immédiatement l’erreur de ce point de vue qui reste populaire : la volonté et même l’empressement d’échanger signifie que les deux parties en bénéficient. Dans le jargon moderne de la théorie des jeux, l’échange est une situation gagnante-gagnante, un jeu à « somme positive » plutôt qu’à « somme nulle » ou à « somme négative ».
Comment est-ce possible que les deux parties gagnent d’un échange ? Chacune affecte une valeur différente aux deux marchandises ou services échangés, et ces différences plantent le décor pour une transaction. Moi, par exemple, je déambule dans la rue avec de l’argent en poche mais pas de journal, le buraliste, d’autre part, a beaucoup de journaux mais désire de l’argent. Et ainsi, en nous rencontrant, nous passons un accord.
Deux facteurs déterminent les conditions de tout accord : la valeur que chaque participant attribue à chaque bien concerné, et les capacités de négociation de chacun. Le nombre de cents qu’il faudra pour les échanger contre un journal, ou de cartes de baseball de Mickey Mantle pour une carte de Babe Ruth, dépend de tous les participants dans le marché des journaux ou celui des cartes de baseball – de la valeur que chacun attribue aux cartes en comparaison des autres biens qu’il pourrait acquérir. Ces conditions de l’échange, appelées « prix » (de journaux exprimés en monnaie, ou de cartes Babe Ruth exprimés en cartes Mickey Mantle), dépendent en fin de compte du nombre de journaux ou de cartes de baseball disponibles en regard de l’attrait qu’ils présentent pour les acheteurs. En résumé, de l’interaction de leur offre et de leur demande.
Pour une offre donnée d’un bien, une hausse de sa valeur dans l’esprit des acheteurs augmentera la demande du bien, il y aura davantage d’argent offert et le prix montera. L’inverse se produit si la valeur, et donc la demande pour le bien baisse. Parallèlement, pour une évaluation ou une demande de donnée de l’acheteur, si l’offre augmente, chaque unité offerte – chaque carte de baseball ou chaque miche de pain – baissera en valeur, et par conséquent le prix diminuera. L’inverse se produit si l’offre du bien diminue.
Le marché donc, n’est pas simplement un ordre, mais un treillage interactif d’échanges hautement complexe. Dans des sociétés primitives les échanges prennent toujours la forme de troc ou d’échange direct. Deux personnes échangent directement des biens utiles, tels que des chevaux pour des vaches ou des cartes Mickey Mantle pour des Babe Ruth. Mais au fur et à mesure qu’une société se développe, une évolution progressive bénéfique à tous, conduit à une situation où une ou deux marchandises utiles et précieuses sont choisies par le marché pour être des moyens d’échange indirects. Cette marchandise-monnaie, en général mais pas toujours de l’or ou de l’argent, est alors recherchée non seulement pour elle-même, mais surtout pour faciliter son échange ultérieur contre une autre marchandise désirée. Il est bien plus commode de payer des ouvriers sidérurgiques, non en barres d’acier, mais en monnaie, avec laquelle ils peuvent acheter ce qu’ils désirent. Ils acceptent la monnaie parce qu’ils savent par expérience et par intuition que tous les autres membres de la société acceptent également la monnaie en paiement.
Le treillage moderne presque infini des échanges, le marché, est rendu possible par l’usage de la monnaie. Chaque personne se spécialise, ou pratique la division du travail, produisant ce qu’elle fait le mieux. La production commence par les matières premières, puis différentes formes de machines et de biens d’équipement, jusqu’à ce que finalement des biens soient vendus au consommateur. À chaque étape de la production, de la ressource naturelle au bien de consommation, de la monnaie est échangée volontairement pour des biens d’équipement, du travail et des terrains. Tout au long de ce processus, les conditions de l’échange, ou les prix, sont établis volontairement par l’interaction de ceux qui offrent et qui demandent. Le marché est « libre » parce qu’à chaque pas, les choix se font librement et volontairement.
Le marché libre et la liberté des prix font que les biens du monde entier sont disponibles pour le consommateur. Le marché libre donne également le maximum de possibilités aux entrepreneurs qui affectent aussi efficacement que possible des ressources en capital pour satisfaire les besoins futurs de la masse des consommateurs. L’épargne et l’investissement peuvent alors développer les biens d’équipement et augmenter la productivité et les salaires des travailleurs, améliorant ainsi leur niveau de vie. Le marché libre et concurrentiel récompense aussi et stimule les innovations technologiques qui permettent à l’innovateur d’avoir une longueur d’avance en satisfaisant les désirs des consommateurs de manière nouvelle et créative.
L’investissement n’est pas seulement encouragé, mais peut-être mieux encore, le système des prix, et les incitations de profits et de pertes du marché, guident l’investissement en capital sur le bon chemin. Le treillage dense peut satisfaire et solder tous les marchés de sorte qu’il n’y a pas de pénuries ou de surplus soudains, imprévus et inexplicables n’importe où dans le système de production.
Mais les échanges ne sont pas nécessairement libres. Beaucoup sont forcés. Si un voleur vous menace de « la bourse ou la vie », le paiement que vous lui faites n’est pas volontaire mais imposé et il en bénéficie à vos dépens. C’est du vol, selon le modèle mercantiliste, et non du libre marché : le voleur profite au détriment de celui qui est soumis à la coercition. L’exaction n’intervient pas dans le marché libre, mais lorsque l’exploiteur profite de sa victime. À long terme, la coercition est un jeu à somme négative qui conduit à réduire la production, l’épargne et l’investissement, à diminuer le stock de capital, et baisser la productivité et le niveau de vie de tous, peut-être même des .exploiteurs eux-mêmes.
Le gouvernement, dans toutes les sociétés, est le seul système légal de coercition. L’impôt est un échange imposé, et plus fort est le poids de l’impôt sur la production, plus grande est la probabilité que la croissance économique ne vacille et décline. D’autres formes de coercition gouvernementale (par exemple des contrôles des prix ou des restrictions pour empêcher de nouveaux concurrents de participer à un marché) gênent et paralysent les échanges de marché, alors que certaines (interdiction de pratiques frauduleuses, défense des contrats) peuvent favoriser les échanges volontaires.
Le sommet de la coercition gouvernementale est le socialisme. Sous un régime de planification centrale, l’agence socialiste du plan ne dispose pas d’un système de prix pour la terre ou les biens de production. Même un socialiste comme Robert Heilbroner admet maintenant que l’agence de planification ne dispose ainsi d’aucun moyen pour calculer les prix ou les coûts ou pour investir de telle sorte que le treillage de la production équilibre les marchés. L’expérience soviétique actuelle est un exemple instructif de l’impossibilité de faire fonctionner une économie complexe et moderne en l’absence d’un marché libre, lorsqu’elle est confrontée à une récolte exceptionnelle de blé qui ne parvient pas, d’une manière ou d’une autre, à trouver le chemin des magasins de détail. Il n’y a pas d’incitations ni de moyens pour calculer les prix et les coûts pour amener les wagons-trémies vers le blé, ni pour permettre aux silos de le recevoir et le traiter, et ainsi de suite pour les nombreuses étapes nécessaires pour atteindre le consommateur final à Moscou ou a Sverdlovsk. L’investissement en blé est presque totalement gaspillé.
Le socialisme de marché est en réalité une contradiction dans les termes. Les discussions à la mode sur le socialisme de marché négligent un aspect crucial du marché. Lorsque deux biens sont échangés, ce qui est réellement échangé, ce sont les titres de propriété dans ces biens. Lorsque j’achète un journal pour 50 cents, le vendeur et moi échangeons des titres de propriété : je renonce à la propriété de 50 cents pour la donner au buraliste, et lui me transfère la propriété du journal. Le même processus se produit en achetant une maison, à la différence que dans le cas du journal, les choses sont bien moins formelles, et nous pouvons tous éviter les procédures complexes des actes, des contrats notariés, des intermédiaires, des avocats, des hypothèques, etc. Mais la nature économique des deux transactions est la même.
Ceci signifie que la clé de l’existence et du développement du marché libre est une société qui respecte, défend et met en sécurité les droits et les titres de propriété privée. La clé du socialisme, par contre, est la propriété gouvernementale des moyens de production, du sol, et du capital. Ainsi, il ne peut y avoir de marché digne de ce nom en terrains ou biens de production.
Certains opposants au libre marché avancent que les droits de propriété sont en conflit avec les droits « humains ». Mais ils ne réalisent pas que dans un système de marché libre, chaque individu dispose d’un droit de propriété sur sa propre personne et son propre travail, et qu’il peut les engager dans des contrats de services libres. L’esclavage viole le droit de propriété fondamental de l’esclave sur son propre corps et sur sa personne, un droit qui est le fondement de tout droit de propriété d’une personne sur des objets matériels non humains. De plus, tous les droits s’appliquent à l’homme, que ce soit le droit de tous à la liberté d’expression ou le droit de propriété d’un individu dans son propre logis.
Une critique habituelle contre la société du libre marché est qu’elle instaure l’impitoyable « loi de la jungle », qu’elle dédaigne la coopération pour la compétition, et qu’elle exalte le succès matériel en opposition aux valeurs spirituelles, à la philosophie, ou aux activités de loisir. Au contraire, la jungle c’est précisément une société de coercition, de vol et de parasitisme, une société qui détruit des vies et des niveaux de vie. La compétition pacifique du marché des producteurs et des fournisseurs est un processus profondément coopératif dans lequel chacun profite, et où le niveau de vie de chacun prospère (en comparaison de ce qu’il serait dans une société non libre). Et le succès matériel indiscutable des sociétés libres pourvoie à l’abondance générale qui nous permet de jouir d’une quantité énorme de loisirs en comparaison d’autres sociétés, et de poursuivre des activités de l’esprit. Ce sont les pays coercitifs avec peu ou pas d’activité de marché, en particulier sous le communisme, où la corvée de l’existence quotidienne non seulement appauvrit matériellement les gens, mais annihile leur esprit.
(*) Texte paru dans Everything-Voluntary.com (Chapter 12)
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