JLSS est un incorrigible optimiste. Pour lui, notre siècle, qui est celui du désarroi, mérite quand même d'être sauvé. Entretien.
Jean-Louis Servan Schreiber n'est jamais là où on l'attend. Je rencontre ce grand patron de presse, la première fois, il y a une vingtaine d'années, à L'Expansion.
Convaincu de l'importance d'en finir avec un management paternaliste
poussiéreux, il y présente des méthodes innovantes, venues des États-Unis,
pays où il a enseigné à Stanford. Ce jour-là, je comprends que cet
homme mince et sobre, déjà tout habillé de noir, a une passion :
comprendre et faire évoluer notre société. Ce qu'il s'attache à faire
depuis. Le magazine Psychologies, qu'il rachète et transforme
radicalement, montre aux lecteurs l'importance de se remettre en
question, d'être eux-mêmes, heureux sans culpabiliser, reliés à leurs
besoins et désirs fondamentaux et en lien avec les autres. En un mot,
conscients. Le magazine Clés, qu'il dirige maintenant avec son
épouse Perla, incite à développer une connaissance de ce qui fait sens
pour chacun d'entre nous. Une gageure en ces temps de crise ? Ou, au
contraire, une manière sage et pragmatique d'aimer, malgré tout, le XXIe
siècle, comme nous le dit JLSS dans son dernier livre* ?
JLSS, les années passant, on a le sentiment que vous
poursuivez un projet tranquille mais efficace, à travers les médias que
vous dirigez, vos livres, ou bien encore, vos actions à l'ONG Human
Rights Watch. Qu'est-ce qui vous guide ?
JLSS : Quand
on a traversé plusieurs décennies comme moi, on se rend compte que les
vrais changements sont graduels. C'est particulièrement vrai pour ce qui
concerne les moeurs, les rapports entre humains, les valeurs. En tant
que journalistes, nous participons à redéfinir les valeurs. C'est ce que
je me suis toujours efforcé de faire. Capter ce qui est nouveau et le
transmettre à un large public. Devenir l'une des courroies de
transmission de mon époque. J'ai découvert, par exemple, la pensée
orientale dans les années soixante-dix, en Californie, aux États-Unis.
J'en ai parlé quand je suis revenu en France.
Elle est maintenant entrée dans les moeurs. Ce fut une première
moisson. Je suis toujours à l'affût des nouvelles tendances, de ce qui
est émergent, là où je vis.
Ce livre est un livre d'étape que
vous dédiez à vos descendants. Les jeunes sont malmenés par la société
d'aujourd'hui, faut-il les inciter à aimer, quand même, le XXIe siècle ?
Ce que j'ai essayé d'évoquer, de manière non exhaustive,
dans ce livre d'alerte, c'est que nous sommes dans une société en voie
de transformation profonde dont les critères de fonctionnement, les
objectifs, ne sont plus clairs, alors que nous disposons de moyens
considérables. La société ne semble pas savoir où elle va. Reste que
notre avenir et celui de nos enfants vont s'y dérouler. Aussi,
accompagnons au mieux notre époque. J'ai foi dans notre capacité à
poursuivre notre destin vers plus d'humanité si nous cessons d'avoir une
vision court-termiste, et faisons preuve de lucidité et d'optimisme.
D'où le titre de ce livre : "Aimer (quand même) le XXIe siècle".
Quel sens prend la crise actuelle pour vous ? Qu'est-ce qui peut nous aider à la traverser ?
Toutes
les générations essayent d'être heureuses. Nous nous sommes longtemps
tournés vers les divinités, les religions. Puis vers le progrès
matériel. Aujourd'hui, nous traversons une période d'hésitation, de
doute. L'une de ces caractéristiques, nous commençons seulement à en
prendre la pleine mesure, est que l'affaissement des religions, des
idéologies, comme suggestions notamment des règles de conduite, n'a pas
été remplacé. Les individus arrivent dans des sociétés dépourvues de
transcendance, de direction. La plupart sont confrontés à la nécessité
première de trouver du travail, de gagner leur vie. Ce ne sont pas des
projets de vie qui les guident, mais l'obligation de survivre
matériellement au quotidien. C'est une phase qui modifiera les valeurs
en profondeur.
L'un des moyens d'espérer en ce début de
siècle ne serait-il pas de redonner du sens à nos vies. Mais avons-nous
encore le temps d'avoir une quête spirituelle ou une sagesse moderne au
XXIe siècle ?
Le mot "quête spirituelle", en France, pays de
la laïcité, est très chargé de relents religieux qui n'ont pas bonne
cote. En ce début de siècle, il reste à chaque individu l'essentiel, le
droit de poursuivre sa quête d'une vie réussie pour lui-même. Ce n'est
pas égoïste mais naturel. La recherche pour chacun d'une bonne vie
est ce que propose de mieux notre époque. Cela ne va pas de soi. On ne
nous apprend pas à le faire. Dans ce domaine, chacun est amateur. Quels
sont nos objectifs de vie ? Comment être humainement responsables ? Il
n'y a plus de transcendance. Nous sommes donc obligés de nous appuyer
sur ce qu'il y a autour de nous. Notre responsabilité humaine est là :
j'ai une vie à faire, en quoi cela consiste ? Comment je me comporte
avec les autres ? Comment j'essaye de garder un équilibre ? C'est là la
grande affaire de chacun. La sagesse est ce qui permet d'avoir ce
cheminement personnel, sans le support des religions, par exemple.
Quels
sont les principes de vie qui vous guident ? Dans votre dernier livre,
vous vous dites réaliste et optimiste et mettez en avant une qualité
qu'on semble oublier : le bon sens !
Je parle de moi, sans
prétendre détenir la vérité, mais comme quelqu'un en recherche. Dans
cette époque hyper-technologique et sans contenu, nous avons beaucoup
d'amis en termes de clics, mais c'est dérisoire. Ce n'est pas du
qualitatif, mais du quantitatif. Cela se mesure, rassure, mais cela ne
remplit pas. Donc, il importe de se demander à titre personnel :
qu'est-ce que je fais avec tout cela pour mieux vivre ? Comment je m'en
détache pour revenir à ce qui fait le coeur de l'humain de millénaire en
millénaire ? Comment puis-je me retrouver en communauté de pensée avec
des Sénèque, des Bouddha ? L'exemple des autres nous nourrit
intérieurement et intellectuellement. Nous apprenons à vivre par ce
biais. C'est pourquoi il importe de faire preuve de bon sens.
Vous dites à la fin de votre ouvrage que durant les années à venir nous verrons la suprématie des femmes...
Elle
est déjà là. Tous les ans, les étudiantes sont mieux classées que les
hommes. Cela change en profondeur les valeurs de la société. Les femmes -
c'est presque biologique - sont équipées pour faire vivre ce qui
est autour d'elles, pour aider, prendre soin de. Elles ont le souci de
l'autre. Les hommes ont souvent plus le souci d'eux-mêmes. Nous sommes
dans une société en paix. Plus cela durera, plus les femmes auront la
possibilité d'occuper de meilleures places, puisque nous ne serons plus
dans la nécessité des guerres, des combats, actions plus masculines.
Si vous vous retournez sur votre parcours, avez-vous le sentiment que vous avez accompli votre destinée ?
Je
n'ai eu à me révolter contre personne, ce qui m'a fait gagner du temps.
J'ai été un enfant sage. Avec le recul, je peux dire que mon parcours a
consisté à faire à peu près la même chose que mon père, en le poussant
plus loin. Je ne l'ai jamais formellement décidé. "Ça, c'est fait" grâce
au poids des valeurs, de l'histoire familiale.
Votre définition du bonheur ?
Je
n'en ai pas. Le bonheur est ineffable, il ne se veut pas, il se
constate. Le bonheur, c'est la vie de tous les jours. Il est parfois
contrarié, mais il nous oblige alors à essayer d'être à l'aise avec ce
qui lui fait obstacle.
Accepter le réel tel qu'il est, s'y adapter, ne pas se révolter contre lui.
Reconnaître l'importance centrale du temps. Il est notre maître.
Reconnaître sereinement qu'au fond nous ne sommes rien : "Une vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie" (André Malraux).
"Faire face au néant sans en faire toute une histoire", selon la belle formule de Roger-Pol Droit.
Être attentif et exigeant avec sa forme physique. Notre corps est notre récepteur de vie.
Être en bonne compagnie avec soi-même, c'est le meilleur cadeau à faire aux autres.
Pouvoir s'estimer, pouvoir se regarder dans une glace le matin en bonne conscience.
Être lucide, responsable et ne jamais transiger avec le bon sens.
Garder notre capacité à nous émerveiller, à être étonnés.
Avoir toujours un animal à proximité.
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