Un paradoxe permanent. L’homme qui passe pour être l’un des
plus grands penseurs économiques du siècle, dont la doctrine est brandie
comme une bible par des fidèles du monde entier… n’a pas arrêté de
changer d’avis. Keynes girouette ? Un article d’archives de Contrepoints
pour vous y retrouver.
Un provocateur et un maître de l’équivoque
Les keynésiens de coeur n’ont pas tous lu leur gourou dans le texte.
En ces temps de faible croissance et de fort chômage, que dirait Keynes,
que ferait Keynes ?
Déjà, hostile au culte de la personnalité, il commencerait par se
moquer de ses trop nombreux disciples. Il le ferait autant par horreur
de l’embrigadement que pour le plaisir de se déclarer antikeynésien. Car
Keynes fut, toute sa vie, un provocateur. Et un maître de l’équivoque.
Première contrevérité, souvent énoncée : Keynes serait né pauvre.
Erreur. John Maynard Keynes naît le 5 juin 1883, dans une famille de la
petite bourgeoisie britannique. Son père, John Neville Keynes, est
professeur d’économie à Cambridge et sa mère, Florence Ada, militante du
Parti libéral, deviendra plus tard la première femme maire de
Cambridge.
Autant Marx, mort l’année de la naissance de Keynes, a vécu dans
l’éxil, pourchassé par la police, antant Keynes appartient à
l’intelligentsia aisée. Il fera des études brillantes, à Eton puis à
Cambridge. Dilettante de génie que la crainte de la médiocrité va
pousser à la tâche, il abat des journées de dix heures de travail. Il
s’inspire beaucoup de l’économiste Antoine de Montchrestien, l’un des
rares Français qu’il admire, avec Montesquieu. Grand provocateur,
Montchrestien se définissait comme un Cyrano de Bergerac normand. Keynes
l’imitera, menant une vie de Cyrano de l’économie. Jamais où on
l’attend.
Mauvaises note en économie
Un économiste, Keynes ? Pas du tout. Celui qui deviendra la référence
du siècle n’avait dans sa jeunesse que du mépris pour les économistes.
D’ailleurs, il avait choisi les mathématiques, une matière qui le
passionnait. Son diplôme en poche, après avoir passé ses vacances à lire
des poètes latins avec son amie Virginia Woolf, il se rend aux
arguments de son père et passe le concours du Trésor britannique. Une
mauvaise note en économie, infligée par un économiste distingué, le
professeur Pigou, le relègue au bas du classement. Ce qui ne lui laisse
guère d’autre choix que l’administration coloniale. Keynes n’aura de
cesse de montrer que ce Pigou est un ignare. Dans la Théorie générale de
l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, son oeuvre majeure publiée en
1936, un appendice au chapitre XIX dénonce la doctrine du chômage du
professeur Pigou, qualifiée de « plus redoutable des erreurs commises
sur ce sujet ».
Devenu gratte-papier au bureau londonien du service des affaires
coloniales, il prend en grippe l’administration et son fonctionnement.
Cette découverte va transformer le déjà libéral Keynes en détracteur
résolu de l’Etat et de ses agents. Il trompe l’ennui en publiant un
volumineux traité de calcul des probabilités. De cet ouvrage, il ne sera
jamais fait aucun écho. Et pour cause.
Economiquement, Keynes est… insaisissable. Ses adversaires soulignent que l’opposition systématique à la pensée économique élaborée au XIXe siècle constitue le seul élement stable de son oeuvre au caractère très changeant. Winston Churchill racontait souvent qu’une conversation avec Keynes était très féconde : au début de la conversation il défend un point de vue, au milieu un autre et à la fin un dernier, avec suffisamment de conviction et d’arguments pour qu’on le croie tout le temps sincère. Hayek soutenait quant à lui qu’il est « extrêmement difficile d’exprimer des désaccords précis avec ses exposés tant ils sont obscurs et peu systématiques ». Keynes lui-même, parlant de son traité sur la monnaie, a écrit : « Esthétiquement, ce livre est un échec. J’ai trop changé ma pensée au cours de son élaboration pour qu’il possède une vraie unité ».
Si la Théorie générale se veut une oeuvre de facture académique, avec des formules mathématiques pour lui donner un tour scientifique, elle contient une forte dose, habituelle chez Keynes, de paradoxes. Il gratifie Montesquieu du titre de grand économiste et fait l’éloge de Silvio Gesell, un obscur mais prolixe économiste argentin devenu commissaire du peuple aux finances de l’éphémère et psychopathique République soviétique de Bavière…
Dès son premier ouvrage économique, Keynes a pris le contre-pied des idées monétaires du XIXe siècle. Son métier de fonctionnaire colonial l’occupait assez peu puisque sur les deux ans où il a exercé ces fonctions à l’India Office, il s’est limité à l’expédition d’un taureau à Bombay. Il a eu le temps non seulement de rédiger son traité sur les probabilités, mais aussi de s’intéresser au système monétaire indien. Il a prôné le rattachement de la roupie à la livre et non à l’or, faisant de son ouvrage un réquisitoire contre l’or, pivot incontesté du système monétaire international de l’époque.
A vrai dire, le succès de Keynes repose avant tout sur un grand sens de la communication et des prises de position idéologiques excentriques. Après les négociations du traité de Versailles, ayant proposé en vain de ramener de quatre à une année de production les réparations allemandes, il publie un ouvrage pour justifier son point de vue. Son outrance anti-française va lui assurer une grande publicité. En effet, indigné, le financier international Klotz, ancien ministre des Finances de Clemenceau, prend la peine de répondre à Keynes dans un livre qui donne une dimension nouvelle à cette polémique. Et permet à l’économiste anglais de signer son premier succès de librairie.
Mais c’est la crise économique de 1929 qui lui apporte vraiment la notoriété. Face à un chômage dévastateur, les gouvernements démocratiques restent passifs, attendant du marché le retour du plein emploi. Le communisme, recours d’une certaine gauche, propose la mise en place d’une étatisation de l’économie qui conduit à un arbitraire sanglant. Pour ces deux idéologies, la fin du chômage vient de l’organisation de l’offre. Pour les premiers, le marché doit faire baisser le prix du travail jusqu’au niveau permettant aux entreprises d’embaucher. Selon le dogme commnuniste, c’est l’Etat qui doit assurer directement l’embauche. Le coup de génie de Keynes sera d’adopter une approche économique complètement différente.
Pas Keynésien, le multiplicateur
Pauvre Jean-Baptiste Say ! Au début du XIXe siècle, il avait démontré que la demande passe pour la conséquence automatique de la production. Eh bien, Keynes soutiendra que la production vient de la demande. Il n’est pas le père de cette affirmation. Son sens de la provocation l’a conduit à préférer aux économistes marginalistes qui tiennent le haut du pavé, les économistes marginaux : il lit Saint Thomas, encense les mercantilistes. Mais surtout il étudie les écrits de Richard Khan, l’un de ses collègues de King’s College, qui lui fait découvrir Wicksell, économiste suédois de la fin du XIXe peu connu au-delà de Stockholm.
C’est là que Keynes puisera ses idées sur le rôle de la demande. Pour mettre la demande au centre de l’économie, il accuse les théories en vigueur d’ignorer deux phénomènes majeurs : la rigidité à la baisse des salaires et les causes réelles de l’investissement. Les salaires et donc les coûts n’évoluent pas, selon lui, de façon régulière, mais par sauts. En cas de déflation, les entreprises baissent régulièrement leurs prix, accumulent les pertes dans la période où les salaires se maintiennent et font faillite, faisant faire aux salaires un saut ultime vers zéro. Comme les autres économistes, Keynes fait de l’investissement la condition de la croissance.
Sauf que le fameux multiplicateur que tous les étudiants de sciences éco qualifient de keynésien n’est pas de Keynes : il s’inspire de Richard Khan. Selon lui, 100 d’investissement initial conduisent à 130 ou 140 de richesse supplémentaire. John Maynard Keynes n’a pas cherché à ravir à Khan la gloire de cette découverte. Car il a apporté sa propre contribution.
Pour les économistes de cette époque, l’investissement dépend du coût du capital, c’est-à-dire des taux d’intérêt. Selon Keynes, il dépend aussi des bénéfices qu’on en attend, c’est-à-dire de la demande future. Sa théorie colle parfaitement aux années trente. La grande crise est née d’un enchaînement de faillites dues à une baisse des prix plus rapide que celle des salaires. Les licenciements ont réduit la masse salariale globale. Ils ont donc affaibli la consommation et inhibé l’investissement (1). Pour faire face à une situation comparable, Keynes recommande aux gouvernements d’augmenter les investissements publics. Si on les augmente sans ajouter toutefois d’impôts supplémentaires, le revenu des ménages reste inchangé et la demande globale s’accroît.
Une tentative astucieuse, sans plus
La grande question, c’est de se demander si Keynes peut être encore d’actualité. Keynes n’a jamais eu autant raison que dans l’échec des la déflation des années trente. L’économiste britannique propose alors aux grands décideurs d’être simplement pragmatiques. Roosevelt, a priori défenseur de l’équilibre budgétaire, l’écoute et lance les grands travaux du New Deal pour rompre avec un immobilisme aux conséquences dramatiques.
La seule faille sera que, à l’expérience, la création de demande évite si bien la déflation qu’elle finit par constituer surtout une source d’inflation. D’ailleurs, lorsque les grands pays industrialisés abandonnent les politiques keynésiennes à Tokyo en 1979, ils le font parce que l’inflation, qui a emporté le système monétaire international menace les systèmes monétaires internes.
Le keynésianisme n’apparaît plus que comme une tentative astucieuse de gérer l’inflation qui a atteint ses propres limites. Si les néokeynésiens croient pouvoir repartir dans des politiques qui créeraient de nouvelles tensions inflationnistes dans un système financier construit pour les éviter, ils courent à leur perte. Et à la nôtre. En revanche, s’ils veulent faire passer l’esprit de Keynes, ils sont les bienvenus. A condition qu’ils l’aient bien saisi.
L’esprit keynésien, c’est d’abord le refus du dogmatisme et la volonté d’adaptation permanente de la politique économique. C’est également, on l’oublie trop souvent, un certain humanisme, hérité de la tradition libérale anglaise (2). Keynes aimait rappeler que son admiration pour Montesquieu concernait certes l’économie, mais aussi le gentilhomme éclairé à qui son père avait donné un mendiant pour parrain afin qu’il n’oublie jamais les pauvres…
« Intellectuel snob »
Pourtant, Keynes n’a jamais été ni physiquement ni idéologiquement proche du prolétariat. Politiquement, l’inspirateur du travaillisme d’après-guerre n’a jamais été socialiste. Qu’on se le dise. Très influencé par sa mère, Keynes avait d’ailleurs rejoint très tôt le Parti libéral (3). A King’s College, où il a poursuivi de brillante études, il a adhéré au club très fermé de Gladstone Apôtres, où se sont cotoyés des héritiers de Gladstone et des sympathisants travaillistes comme Bertrand Russel, avec qui il se liera par amour partagé des mathématiques.
Mais Keynes prendra toujours soin de se tenir à égale distance des conservateurs, incarnation d’une aristocratie déclinante qu’il exècre, et des travailleurs, porte-parole d’un mouvement syndical qu’il juge rétrograde et hypocrite. Keynes se retrouve parfaitement dans le Parti libéral, que Margaret Thatcher qualifiera plus tard de « rassemblement d’aventuriers politiques et d’intellectuels snobs ».
S’agissant de Keynes, c’est en partie vrai. Au sein du Parti libéral, il s’est positionné plutôt à gauche. Il a milité pour le droit de vote des femmes et a pris part à des manifestations pacifistes en 1916 et 1917. Hostile par principe à l’ »establishment », il s’est néanmoins assagi avec le temps, même si ses idées sociales se « gauchisent » peu à peu. Le succès venant, il acceptera de plus en plus volontiers les honneurs. Jusqu’à la récompense suprême pour un sujet britannique : ce dandy sera anobli en 1942.
Déjà très fatigué, il prendra la présidence de la toute nouvelle Banque internationale pour la reconstruction et le développement, présidence qu’il se sait physiquement incapable d’assumer. Mais le plan qu’il avait vigoureusement défendu à la conférence de Bretton Woods, à la tête de la délégation, prévoyait même la création d’une monnaie mondiale, le « bancor », devant assurer une parfaite stabilité des changes.
Sa mort, en 1946, à l’âge de 63 ans, lui évitera d’assister à la déroute de la livre, qui aura lieu à peine un an plus tard, en 1947. Un an après que lord Keynes eut affirmé avoir définitivement stabilisé la monnaie britannique dans le cadre du système monétaire né des accords de Bretton Woods…
Jean-Marc Daniel Le Nouvel Economiste, n°1084, 18 juillet 1997. Repris dans Problèmes économiques n°2550, 7 janvier 1998.
Notes
1 : Cette théorie diffère tout de même quelque peu de celle de Wicksell, singulièrement telle que Irving Fisher l’a reformulée au regard de la Grande Crise des années trente. Le facteur déclencheur est pour ces deux auteurs d’ordre psychologique et financier : l’endettement croissant des entreprises, qui attendent des profits sans cesse plus élevés, provoque un excès de confiance qui conduit tout droit au surendettement. Lorsqu’un obscur retournement de conjoncture se produit, alors l’enchaînement décrit par Keynes se réalise : la baisse des prix est en effet plus rapide que celle des salaires. (NdCatallaxia) 2 : Cela ne vous fait-il penser à personne ? Keynes et celui que l’on présente abusivement comme son opposant systématique — qui fut en réalité l’un de ses meilleurs amis et plus fidèle lecteur — ont en commun bien des choses que ce site ne renierait pas. 3 : Vous avez bien lu ! (NdC)
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