Les convictions allemandes sur
l'austérité et la politique monétaire finissent-elles par représenter un
tel coût pour l'économie du reste de la zone euro qu'il en deviendrait
rationnel de remettre en cause le moteur de l'Europe et pierre angulaire
de toute politique européenne française ? Les avis opposés de Noëlle
Lenoir et Jacques Sapir.
Atlantico : A l'occasion du sommet
européen de mercredi a eu lieu un diner entre Angela Merkel et François
Hollande. Un repas au goût salé : il semble que les divergences aillent
en s’accentuant, notamment sur la question des eurobonds. Face à de
telles divergences, peut-on aujourd'hui sauver le couple
franco-allemand ?
Noëlle Lenoir :
Sans couple franco-allemand, il n’y a plus d’Europe. Ça a été vrai
depuis le début. Le modèle de l’Union européenne a commencé avec la
réconciliation franco-allemande, qui a été l’axe de la construction de
l’Europe, et ce bien avant le traité de Rome de 57.
La
réconciliation franco-allemande, c’est celle de deux pays qui ont été
ennemis pendant des siècles et notamment au 20ème siècle. Deux
pays qui ont des conceptions très différentes de l’Europe, mais qui se
rejoignent sur la volonté de construire une Europe intégrée
politiquement. C’était indispensable au début, et ça l’est
mille fois plus aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus
d’autres pays véritablement « européens » au sens où on l’entendait dans
les années 50, en dehors de l’Italie et de la Belgique.
La
réconciliation est incontournable si l’on veut faire une Europe
politique. Mais évidemment, si on veut simplement faire un marché pour
la City, il n’y a pas besoin de l’Allemagne.
Jacques Sapir :
Peut-être faudrait-il arrêter de nous raconter des histoires. La notion
de « couple franco-allemand » existe essentiellement dans la presse
française. Si, en Allemagne, on accorde du poids à la relation entre nos
deux pays, nul n’en fait l’alpha et l’oméga des relations
internationales. La relation germano-américaine est, à bien des égards,
plus importante et plus significative.
La
diplomatie française, depuis plus de vingt ans, n’erre-t-elle pas avec
la construction de ce duo mythique ? Pour parler de couple, il faut être
deux. Or, la réalité est que les économies de nos deux pays divergent,
et cela depuis des années. Là où l’Allemagne peut se contenter de créer
peu d’emplois, car elle doit faire face à la chute brutale de sa
démographie, la France est contrainte d’en créer bien plus. Avec
pourtant une population plus importante que celle de la France (83
millions contre moins de 66 millions), l’Allemagne ne voit qu’environ
280 000 de ses jeunes arriver sur le marché du travail chaque année,
alors qu’ils sont entre 750 000 et 800 000 pour la France. L’obligation
de créer des emplois a imposé une politique bien plus expansionniste à
la France. Telle est l’un des sources de notre déficit budgétaire
persistant.
Reconnaître cela, admettre que les
structures démographiques et économiques de nos deux pays sont
différentes, ainsi que leurs spécialisations industrielles, n’est en
rien donner dans l’anti-germanisme. Nous ne pourrons pas atteindre la
croissance par imitation l’un de l’autre. Si la France prenait
l’Allemagne pour modèle, le chômage y exploserait.
Réduisons le spectre : la zone euro pourrait-elle s’en sortir sans l’Allemagne ?
Noëlle Lenoir :
Non, car l’Allemagne représente avec la France les deux tiers du marché
unique. La croissance de l’Europe est tirée par l’Allemagne. Même dans
la période récente, où les Allemands ont fondé leur modèle plus sur la
production que sur la consommation. Les chiffres de l’Allemagne, son
développement, son industrie, sont incontournables.
L’industrie française est très présente en Allemagne, on ne peut pas les dissocier, ça n’aurait aucun sens.
S’il doit y avoir une solidarité économique (ce qui est la base de la
résolution d’une crise financière), elle ne peut pas s’installer
uniquement dans les pays qui ont besoin d’argent de la part des autres.
Cette solidarité se fonde au contraire sur l’idée que le pays le plus
solide, qui a le moins de chômage et le plus de croissance, est
suffisamment dépendant des plus faibles pour vouloir que le marché sur
lequel il opère en priorité se redresse.
Mais ça
n’a aucun sens de construire un mécanisme de solidarité s’il n’y a
personne pour contribuer. Hors, j’observe que ce sont les Allemands qui
concourent à hauteur de 27% pour le Mécanisme Européen de Stabilité
(MES), et qu’après viennent les Français à 20%... Pour qu’il y ait
solidarité, il faut des pays qui donnent.
Je pense
que les Allemands ont tort de refuser les eurobonds. Les eurobonds
seraient attractifs, et je ne pense pas qu’ils nécessiteraient les
emprunts à des taux élevés. Mais les Allemands, eux, ont peur de devoir
emprunter à des taux plus élevés que leur taux actuel, qui est de 2% au
maximum.
Dans la mesure où François Hollande et
Angela Merkel n'arrivent pas à se mettre d'accord sur les réponses à
apporter à la crise, que faire ?
Jacques
Sapir : Nous devons donc cesser de rêver à des politiques convergentes
pour penser des politiques congruentes, soit partant de bases
différentes mais se fixant un objectif commun. Ce qui est vrai
de nos politiques nationales vaut aussi pour la politique européenne.
Ici encore, la France et l’Allemagne ont des intérêts naturellement
différents et divergents. Mieux vaut le reconnaître plutôt que de
s’illusionner d’une quelconque similitude de vue, et d’être tragiquement
déçu quand la réalité nous rattrape.
Cette divergence peut,
quand tout va bien, se réduire à peu de chose. Mais, que la crise vienne
taper à la porte, et les intérêts réciproques de nos États retrouvent
alors tous leurs droits.
Il nous faut comprendre que la crise
actuelle combine un problème particulier, la Grèce, et un problème bien
plus général. L’endettement de certains pays ne peut être dissocié de la
crise de la zone euro, crise dont les manifestations sont évidentes en
Espagne, mais aussi au Portugal et en Irlande, ou encore en Italie et
même en France.
La seule stratégie possible et jouable
consiste donc à mettre l’Allemagne devant ses responsabilités, en la
menaçant de lui faire porter le fardeau d’un éclatement de la zone euro.
Croit-on, en effet, que Berlin serait très heureux d’une sortie de la
France accompagnée d’une dévaluation de 25% ? Que deviendraient ses
excédents commerciaux ? Croit-on que, politiquement, l’Allemagne puisse
assumer l’éclatement de l’Europe ? On oublie trop souvent que ce n’est
pas avec des ris et des sourires que l’on négocie. L’Allemagne
doit donc faire un effort, et abandonner sa politique de « lone rider »
(cavalier solitaire) qu’elle exerce depuis plus de dix ans. Elle
doit contribuer directement par des transferts budgétaires et
indirectement, par des hausses de salaires, à la création d’un contexte
expansionniste en Europe.
Et si jamais l’Allemagne
refusait, ce que l’on peut comprendre, alors la France devrait en tirer
les conséquences et proposer à ses autres partenaires la solution d’une
dissolution de la zone euro, avec une entente sur les montants
des dévaluations respectives. À terme, cela permettrait de reconstituer
une zone de coordination monétaire en se protégeant soigneusement des
marchés financiers, dont l’Allemagne et ses alliés seraient exclus.
Cette
dernière solution n’est pas souhaitable, mais elle est préférable à la
poursuite de la situation actuelle qui voit la pression économique
exercée par l’Allemagne porter atteinte désormais à nos intérêts vitaux
en contribuant dramatiquement à l’accélération de la
désindustrialisation. Nos deux pays ne peuvent s’entendre que
s’ils se respectent et s’ils assument leurs différences. L’euro, tel
qu’il a été conçu, organise le champ clôt de l’affrontement avec
l’Allemagne. La relation entre nos deux pays ne tardera pas à
s’envenimer de plus en plus. Si l’on veut sauver l’Europe, et si l’on ne
peut changer l’Allemagne (et d’ailleurs de quel droit pourrions-nous le
faire ?), alors il nous faut retrouver des marges de flexibilité
monétaires.
Noëlle Lenoir : D'un
coté, François Hollande ne peut pas admettre qu'on soit complètement à
l'arrière de l'Allemagne et revenir sur la thématique principale de sa
campagne, c'est-à-dire la croissance, surtout avant les législatives.
Pour Angela Merkel, c'est la même chose : personne ne comprendrait
qu'elle cède tout de suite. Sur ce terrain, son ministre des
Finances, qui est pourtant très européen et fédéraliste, est contre les
eurobonds. Il est pour la rigueur, la discipline, etc. Si elle cédait
sur cette question, elle aurait donc un conflit dans son gouvernement et
un problème vis-à-vis de son électorat. Il y a à la fois des
impératifs politiques de part et d'autre, des échéances électoraux et
des différences de culture qui expliquent qu'il n'y ait pas de décisions
de prises. Je le regrette, mais il y a des raisons objectives. Mais je
suis confiante dans l'idée que la France et l'Allemagne savent très
bien qu'elles ont un destin lié de manière indéfectible si elles veulent
garder leur place dans le monde.
Entre le nord et
le sud, il y a des tonalités différentes en Europe au niveau de la
discipline budgétaire. Mais regardez l'Angleterre ou les Pays-Bas : ça
ne va pas bien du tout, alors qu'ils sont proches de la mentalité
allemande. Les Allemands ont fait de très gros efforts, y compris en
terme salarial, sont arrivés à ce résultat et se rendent comptent qu'ils
risquent de perdre le bénéfice de ce qu'ils ont conquis à cause des
autres.
Mais on voit déjà que Hollande ne parle plus de la renégociation du traité.
De plus, il a obtenu que les socialistes européens le suivent, les
Allemands, les Espagnols etc. il peut s'appuyer là-dessus. Merkel, elle,
ne peut pas céder tout de suite. Je pense qu'in fine, ils vont tous
deux s'accorder sur une mesure de project bond, qui est un peu
différente des eurobonds: c'est plus du rehaussement de crédit que du
financier keynésien.
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