Chacun à sa manière, des essais d’Élisabeth Lévy, Denis
Tillinac, Paul- François Paoli et Claude Hagège partent à l’assaut de
cette “pensée unique” qui ne veut surtout pas regarder le réel en face.
Les fées sont têtues, serait-on tenté de dire en entendant la caste
intellectualo-médiatique nous seriner à longueur d’antenne et de
tribunes les mêmes contes de fées, à base d’avenir radieux et de présent
enjolivé : comme disait l’irremplacé Philippe Muray, le réel, « remis à une date ultérieure », a été remplacé par un gigantesque « parc d’abstractions » dont
le fond sonore est un babil sempiternellement élogieux sur la
modernité, dont tous les avatars sont forcément admirables : la
mondialisation aussi heureuse qu’inéluctable, le multiculturalisme,
aussi enrichissant que chaleureux, l’islam implanté en Occident, aussi
ouvert et décrispé que sans rapport avec le fanatisme islamique, etc.
Mais ces discours angéliques passent de moins en moins auprès d’un public bien placé pour savoir qu’ils ne cadrent pas avec la réalité qu’il vit tous les jours ; et qui plébiscite au contraire ceux qui font entendre une parole différente. C’est le cas récemment de quelques essayistes : Élisabeth Lévy pourfend, dans la Gauche contre le réel (Fayard), l’obstination de la « gauche divine » à peindre le réel en rose (lire notre entretien en page 16) ; notre chroniqueur Denis Tillinac, dans ses Considérations inactuelles (Plon), livre un bréviaire d’antimodernité à une jeunesse soucieuse d’éviter de suivre les « mutins de Panurge » moqués par Philippe Muray ; Paul-François Paoli propose une analyse décapante Pour en finir avec l’idéologie antiraciste (François Bourin Éditeur) ; Claude Hagège, enfin, dans Contre la pensée unique (Odile Jacob), montre comment la domination mondiale de l’anglais menace la diversité des modes de pensée (lire les extraits de leurs livres en page 13). Une journaliste, Élisabeth Lévy, fondatrice du site Internet et du magazine Causeur, qui maintiennent contre vents et marées la tradition du débat d’idées ; un écrivain, Denis Tillinac, partagé entre la tentation du réduit corrézien et la rage de voir son pays s’abandonner à un nihilisme camouflé en progressisme ; un jeune essayiste, Paul-François Paoli, spécialisé dans la déconstruction des mots-valises de la bien-pensance ; un linguiste, Claude Hagège, ayant mis son immense savoir au service de la défense de la langue française : aucun rapport entre les quatre prévenus, sinon une aptitude commune à défier la police des arrière-pensées.
Même si aucun bûcher n’est allumé, même si les seuls piloris en exercice ne sont que symboliques, il n’en faut en effet pas moins une tranquille indifférence aux pressions en tout genre pour sortir des clous du politiquement correct, tant le paysage intellectuel français fourmille de « j’accusateurs » (dixit Élisabeth Lévy), de « professionnels du choquage » (Zemmour) et autres chasseurs appointés de dérapages. Les scénaristes, dialoguistes et autres petits télégraphistes de la fiction de l’avenir radieux et du présent adorable sont toujours prompts à se déchaîner (comme encore récemment Bernard-Henri Lévy à propos de l’affaire Merah) contre la « levée des tabous » et la « libération de la parole infâme » – sans même sembler s’apercevoir une seconde de la légère contradiction qu’il y a à condamner la parole libérée quand, naguère encore, on prétendait interdire d’interdire… Pour ne pas risquer de stigmatiser telle ou telle minorité censément opprimée, le magistère médiatique n’hésitera jamais à stigmatiser le réel, et ceux qui se font ses porte-voix. De l’affaire Zemmour, traîné en justice pour avoir affirmé un fait avéré bien connu de tous ceux qui fréquentent les prétoires et les prisons (la prédominance des populations d’origine immigrée parmi les délinquants), à l’affaire Vanneste, unanimement condamné jusque dans son propre camp pour avoir évoqué une réalité historique avérée (l’absence de déportations d’homosexuels en tant qu’homosexuels dans la France occupée), les exemples ne manquent pas de cette stigmatisation-là – tout à fait honorable celle-ci, car réalisée au nom du Bien et du sens de l’Histoire.
Comme la contradiction a ses limites, on n’essaiera pas forcément de les faire taire : quoique, dans l’affaire Zemmour, on ait assisté à cette situation inédite de syndicats de journalistes réclamant le licenciement d’un autre journaliste ou que, dans un autre registre, celui de la culpabilité humaine dans le réchauffement climatique, on ait vu un collectif de scientifiques en appeler au ministre de la Recherche contre leurs confrères Claude Allègre et Vincent Courtillot… Toujours attentive à ne pas entrer dans une logique victimaire, l’un de ces vaillants paladins du réel, Élisabeth Lévy, note : « Il est indéniable que des journalistes et commentateurs dont les points de vue tranchaient avec ceux d’une bonne partie de la profession ont été, ces dernières années, invités à s’exprimer au même titre que leurs contradicteurs : on a entendu assez de bruyantes protestations à ce sujet. Mais justement, ce qui était anormal, c’est que cela pût paraître anormal. » Et, plus loin : « Le problème n’est évidemment pas que les “néo-réacs” soient censurés, mais que leurs contradicteurs déplorent qu’ils ne le soient pas. »
La gauche contre le réel, attaque Élisabeth Lévy – et François Hollande en a récemment fourni un bel exemple en proposant de retirer de la Constitution le mot race, comme si cela pouvait suffire, comme par magie, à extirper le racisme (et la polémiste d’espérer qu’il n’aille pas ensuite proposer de supprimer le mot sexe pour éliminer le sexisme…) : est-ce à dire que la droite serait immunisée contre le déni du réel ? Certes non, et l’affaire Vanneste, à laquelle elle consacre tout un chapitre de son livre, le montre bien. Si la gauche, devenue le parti du bougisme, se trouve naturellement acculée à décrire tout changement comme positif par essence, la droite n’est souvent pas en reste – portée telle la feuille morte par les vents dominants, par le souci de montrer qu’elle aussi est avant tout moderne, par incertitude idéologique aussi : car jamais la droite n’a voulu s’atteler à démêler la contradiction entre ses assises conservatrices et une assimilation au capitalisme libéral qui, de fait hostile à tout ce qui n’est pas mobile, flexible et mondialisé, la pousse elle aussi du côté du bougisme : entre ces deux tendances contradictoires, la peur de la ringardise, devenue le péché politique absolu, incitera trop souvent la droite à sacrifier le conservatisme au bougisme. Comme il faut bien, tout de même, parler à ses électeurs, la droite redécouvrira le réel en période électorale – pour mieux l’oublier entre deux scrutins, où c’est l’opinion des médias qui redevient prédominante. Comme l’écrivait Pier Paolo Pasolini, cité par Élisabeth Lévy : « Il n’y a pas de pire conformisme que celui de la gauche, surtout, naturellement, quand il est adopté par la droite. »
C’est ainsi qu’Éric Besson, alors ministre de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale, a pu déclarer que « l’identité de la France, c’est le métissage », emboîtant le pas à Nicolas Sarkozy qui, à plusieurs reprises durant ce quinquennat, a appelé les Français à « relever le défi du métissage » ; ou qu’une partie croissante de la droite se prononce pour le “mariage gay” ou l’“homoparentalité”, non pas au terme d’une longue réflexion sur la conformité ou non de ces mesures avec l’anthropologie qui fonde notre civilisation, mais parce que “c’est le sens de l’Histoire” et qu’“il faudra bien qu’on y vienne”.
Si l’on cite ces exemples, c’est que nous sommes là au coeur même de la pensée unique, au point nodal où gauche et droite se retrouvent souvent pour communier dans le bougisme : le rejet de toute identité. Traditionnellement, l’identité a toujours été perçue comme une limite, mais aussi comme quelque chose qui vous fonde, et vous donne l’assise nécessaire pour vous développer : les racines ne permettent pas de se déplacer à sa guise, mais ce sont elles qui permettent de croître et de se déployer vers le ciel.
Aujourd’hui, la modernité ne veut plus voir en ces racines qu’une absolue contrainte, en l’identité quelque chose qui vous enferme et non plus qui vous fonde. L’idéal du moderne, c’est de pouvoir se reconstruire à l’infini au gré de ses fantaisies, sans être enfermé ni dans une communauté, ni dans une nation, ni dans une histoire, ni même dans un sexe donné, encore moins dans une race : un idéal de zappeur, perpétuel no made, sans attache ni lien que son plaisir ou son intérêt. C’est ce que dit Michel Houellebecq quand il déclare : « Je ne suis pas un citoyen et je ne veux pas le devenir. Le devoir par rapport à son pays ça n’existe pas, il faut le dire aux gens : aucun. On est des individus. Je ne me sens aucun devoir à l’égard de la France. Pour moi, elle est un hôtel, rien de plus. »
Pour le moderne, la vérité varie au gré de ses caprices
Cette détestation de son identité objective, le moderne l’étend évidemment à la civilisation et à la société qui l’ont façonnée. C’est l’origine de la fascinante haine de soi qui sévit aujourd’hui en Occident – censé n’avoir apporté au monde que la haine, l’intolérance et la violence, tandis que le reste du monde ne lui a donné que beauté et culture, luxe, calme et volupté. C’est pourquoi la détestation de notre identité passe par l’exaltation de toutes les autres, même et surtout parfaitement contraires à nos valeurs, pourvu qu’on puisse les opposer à la nôtre. Du prométhéisme à la négation de soi, le moderne est ainsi enfermé dans un processus sans fin de dénégation du réel. À l’interrogation laissée en suspense par Pilate, « Qu’estce que la Vérité ? », le moderne répond : « Rien. La vérité n’existe pas en tant que telle, elle varie au gré des caprices de mon bon vouloir. » À cela, une seule réponse possible : prêcher inlassablement pour les droits du réel et de la vérité.
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