La qualité du sperme humain décline à grande vitesse. Jusqu'à quand ?
Il se souvient aujourd'hui de sa surprise, de l'acharnement avec
lequel, en 2008, son équipe et lui ont refait les tests, vérifié les
calculs, inlassablement, avant d'oser soumettre leurs travaux à
publication. René Habert, professeur de physiologie de la reproduction à
l'université Paris-Diderot, vient alors avec son équipe de recherche de
l'Inserm et du CEA d'exposer des testicules humains aux effets du MEHP.
Le MEHP est un dérivé de phtalate présent dans un grand nombre de
produits d'usage quotidien - rideaux de douche, tissus synthétiques,
gobelets et bouteilles en plastique, gants, bottes, sprays, colles -,
dont on connaît déjà l'effet négatif sur la capacité de reproduction du
rat. On suspecte, mais on n'en a pas encore la preuve, qu'il est
également toxique pour la reproduction humaine, et cette équipe est
alors la seule au monde à pouvoir le dire : grâce à une collaboration
inédite avec l'hôpital Béclère, René Habert travaille en effet sur des
testicules humains prélevés sur des foetus issus d'IVG. Mis en culture
in vitro, les organes survivent une semaine. Or, sur ceux que l'on
expose à une concentration de MEHP comparable à l'exposition humaine,
les dégâts sont spectaculaires : en trois jours, les testicules perdent
20 % de leurs cellules germinales. Autrement dit, 20 % des cellules à
partir desquelles, à la puberté, l'homme pourra produire des
spermatozoïdes...
Pour la première fois, l'effet d'une substance chimique sur la
capacité de l'espèce humaine à se reproduire est démontré de façon
expérimentale. "Et nous n'avons pu le mesurer que sur trois jours, dit
Habert. Alors qu'une femme enceinte est évidemment exposée au MEHP, et
son enfant avec elle, durant toute sa grossesse." L'étude, publiée en
2009, est un nouveau coup de tonnerre dans le monde des spécialistes de
la reproduction qui se trouve ébranlé, depuis le milieu des années 90,
par l'une des découvertes sans doute les plus alarmantes de toute
l'histoire de la biologie et de la médecine : le sperme humain, la
qualité et la concentration de ses spermatozoïdes, serait en train de
décliner. À toute allure.
On a d'abord eu du mal à y croire. Lorsqu'en 1992 les chercheurs danois Niels Skakkebaek et Elizabeth Carlsen publient dans le British Medical Journal les
résultats effrayants d'une première analyse sur le sujet, ils se
heurtent à un scepticisme général. L'équipe danoise a passé au crible
une soixantaine d'articles, publiés de 1938 à 1990, portant sur
l'analyse du sperme de 15 000 hommes issus de différents pays,
essentiellement d'Amérique et d'Europe
du Nord. Résultat : durant cette période, la concentration en
spermatozoïdes serait passée en moyenne de 113 millions par millilitre
à... 66 millions. Soit une baisse, en cinquante ans, de près de 50 %.
Anormal
Personne ne veut admettre ce déclin spectaculaire : on critique la méthode, on polémique, et, pour clore le débat, l'étude est finalement soumise à une épidémiologiste américaine mondialement reconnue, Shanna Swan. Celle-ci enrichit la littérature scientifique de 40 publications supplémentaires, utilise une méthode statistique inattaquable et... confirme le verdict.À Paris, ce sont les médecins du Cecos - Centre d'étude et de conservation du sperme et des oeufs humains -, peu convaincus par l'étude de Shakkebaek, qui décident pour la contredire d'examiner la qualité du sperme de leurs donneurs, dont ils conservent, depuis vingt ans, les caractéristiques précises. Et, là encore, c'est la stupeur. Depuis 1973, non seulement le pourcentage de spermatozoïdes mobiles et de morphologie normale a nettement chuté, mais leur concentration baisse en moyenne de 2 % par an. À âge égal, plus les Parisiens sont nés récemment, moins bonne est la qualité de leur sperme... Au Cecos de Tours, en 2009, une étude rétrospective démontre également que la moyenne de spermatozoïdes par éjaculat a décliné de 100 millions en trente-six ans et que le pourcentage de spermatozoïdes mobiles a baissé de 20 %. Et partout dans le monde les études rétrospectives qui se multiplient depuis les années 90 confirment, pour beaucoup, cette réalité angoissante : l'homme d'aujourd'hui, dans certaines régions du monde, produit deux fois moins de spermatozoïdes que son père et que son grand-père...
Il s'est donc passé quelque chose. Mais quoi ? Impossible d'imputer un déclin aussi rapide à des facteurs génétiques. On s'intéresse donc aux facteurs environnementaux. D'abord parce que l'on découvre que la qualité du sperme varie de façon radicale d'une ville à l'autre : nettement moins bonne à Columbia qu'à Minneapolis, à Copenhague qu'à Turku, à Toulouse qu'à Paris, différences qui plaident en faveur d'un effet du milieu. Ensuite parce que, au moment même où les spécialistes de la reproduction humaine s'alarment, les observateurs de la faune sauvage découvrent aussi, effarés, que plusieurs espèces sont en train de se féminiser. Jeunes alligators mâles ayant un taux de testostérone anormalement bas et un pénis anormalement petit, grenouilles en train de devenir hermaphrodites, oiseaux, tortues, poissons présentant des organes sexuels atrophiés et un déclin notable de leur fertilité, quand l'espèce n'est pas tout bonnement en train de s'éteindre. Or, chaque fois, l'environnement naturel de ces animaux est ou a été par le passé contaminé par des molécules chimiques issues de l'industrie et de l'agriculture. "Ce qui est fascinant, dit Bernard Jégou, biologiste de la reproduction et président du conseil scientifique de l'Inserm, c'est que, brutalement, les spécialistes de multiples disciplines, épidémiologistes, observateurs de la faune, andrologues, toxicologues, ont convergé vers le même constat..." Et c'est un constat effrayant : parmi les dizaines de milliers de substances chimiques introduites dans notre environnement et auxquelles nous servons tous de cobayes, hommes et animaux, depuis près d'un siècle, certaines perturbent le rôle des hormones et modifient, notamment, les conditions nécessaires à la masculinisation des espèces... Ce sont les perturbateurs endocriniens.
Survie
Chez l'homme, d'autres signes révèlent qu'il est en train de se passer quelque chose d'anormal. Une augmentation de 400 % du cancer du testicule en soixante ans et un boom inquiétant des malformations génitales du petit garçon à la naissance. Niels Skakkebaek, le premier à avoir tiré la sonnette d'alarme, est convaincu que ces deux symptômes sont liés au déclin du sperme et font partie d'un même syndrome, le TDS, ou syndrome de dysgénésie testiculaire. Lors de la vie foetale a lieu un processus délicat, la formation des testicules et la fabrication d'hormones, notamment la testostérone, capables de modifier le "programme de base" déjà en place, qui est féminin. Et c'est ce processus, grâce auquel le foetus devient mâle, qui serait bouleversé par les substances chimiques auxquelles est exposée la mère durant la grossesse.La théorie du syndrome de dysgénésie testiculaire ne fait pas encore l'unanimité au sein de la communauté scientifique, et, à vrai dire, la recherche sur les perturbateurs endocriniens et la toxicologie de la reproduction n'en est qu'à ses balbutiements. Il faut établir d'urgence si le déclin du sperme se poursuit et est amené à se poursuivre. Comprendre les effets des 500 molécules susceptibles de perturber notre système hormonal. Mettre en place un vaste processus de surveillance de la fertilité humaine, pour le moment inexistant ou presque. Bref, le chantier est immense et l'enjeu évidemment crucial. Ce sont les mères qui sont exposées, ce sont les enfants qui, plus tard, en paieront le prix et, partout dans le monde, des équipes de scientifiques tentent de gagner cette course contre la montre pour les générations futures. Pourtant, en France, les crédits ont été brutalement coupés : "Plus de la moitié des budgets alloués à la recherche en santé environnementale ont été supprimés en 2012, s'insurge Bernard Jégou. C'est un immense gâchis. Nous avons en France, dans le domaine de l'étude du sperme et de la reproduction, un savoir-faire extraordinaire. Mais plus d'argent." Le montant des crédits alloués pour sept ans au programme national de recherche sur les perturbateurs endocriniens ? Environ 5 millions d'euros... "Il y a un très grand décalage entre le besoin urgent de connaissance et les moyens mis en place par les pouvoirs publics", regrette l'épidémiologiste environnemental Rémy Slama, président du conseil scientifique de ce programme.
La mauvaise qualité spermatique a en effet peut-être déjà des répercussions sur le délai nécessaire aujourd'hui aux couples pour concevoir et sur les demandes, on le sait, de plus en plus nombreuses d'assistance médicale à la procréation. Aujourd'hui, en France, de 20 à 25 % des couples qui commencent une recherche de grossesse n'auront rien obtenu au bout d'un an. Un couple sur sept consulte parce qu'il ne parvient pas à avoir d'enfant. Et un couple sur dix est traité pour infertilité. L'explication est d'abord l'âge de plus en plus avancé des femmes lorsqu'elles tentent une première grossesse. Mais la baisse de la concentration spermatique pourrait aussi avoir déjà des conséquences. Au-dessous de 40 millions de spermatozoïdes par millilitre, on sait que la conception d'un enfant commence à être compliquée, que le délai sera long. Nous sommes encore en France à plus de 60 millions. "Mais, si la moyenne a baissé, cela signifie statistiquement que le nombre d'hommes qui se trouvent au-dessous de 40 millions a augmenté", précise Rémy Slama. Certes, grâce aux progrès de la médecine, il suffit aujourd'hui d'un seul spermatozoïde pour concevoir un embryon. Mais en laboratoire. À condition de recourir massivement à l'assistance médicale à la procréation, la survie de l'espèce humaine, même si le sperme continue de décliner, n'est donc pas réellement menacée. Mais peut-on accepter que la science prenne peu à peu le relais de la procréation naturelle, connaissant le tribut psychologique que paient les couples y ayant recours et le coût économique qu'elle représente pour la société ?
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