TOUT EST DIT

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dimanche 22 janvier 2012

"Dans la zone euro, c'est le marché qui gouverne"

La politique ne se fait pas à la corbeille", lançait le général de Gaulle le 28 octobre 1966 quand la Bourse plongeait, après avoir exagérément monté, en 1962. L'économiste André Orléan, directeur de recherche au CNRS, rappelle cette formule pour montrer, dans un entretien au Monde, que le pouvoir politique est aujourd'hui assujetti aux décisions des marchés financiers. De la même façon, il trouve "disproportionné" l'affolement qui a suivi la dégradation de la note de la France par l'agence de notation Standard & Poor's.

André Orléan, 61 ans, vient de recevoir le prestigieux prix Paul-Ricoeur pour son ouvrage L'Empire de la valeur. Refonder l'économie (Seuil, 2011). Il déploie dans ce livre une critique de fond des économistes "néoclassiques", qui veulent faire croire à l'"objectivité" des valeurs financières, quand lui décrit un système subjectif. Pour éviter les fausses évaluations, les crises et les krachs cycliques, mais aussi les politiques de rigueur imposées aux populations, André Orléan affirme qu'il faut repenser la notion de valeur, en comprendre les limites, redonner sa force au pouvoir politique.
C'est pour s'atteler à cette réflexion qu'André Orléan préside l'Association française d'économie politique (AFEP), qui milite pour le pluralisme dans l'enseignement et la recherche en économie. Il est aussi un des quatre signataires du Manifeste d'économistes atterrés (éd. Les liens qui libèrent, 2010), qui remettent en cause la politique de l'Union européenne dans le traitement de la dette souveraine. Le quatuor vient de publier aussi Changer d'économie ! Nos propositions pour 2012 (éd. Les liens qui libèrent).
Qui gouverne en Europe ?
Dans la zone euro, c'est le marché. Le pouvoir politique se conforme à ses priorités et craint ses évaluations. On le voit encore avec la dégradation de la note de la France par Standard & Poor's. En même temps, le marché financier est un souverain profondément erratique et incohérent. Il n'est jamais satisfait, comme on le constate avec ces politiques de rigueur qui s'accompagnent d'une croissance faible, elle-même source de nouvelles difficultés. Au final, on a l'impression que, dans la zone euro, la confiance ne reviendra jamais.
Historiquement, la primauté du politique, c'est-à-dire sa capacité à encadrer les intérêts financiers, a eu comme instrument essentiel la banque centrale. Il ne faut pas perdre de vue cette réalité : c'est par le biais de la puissance monétaire qu'il a été possible de faire prévaloir l'intérêt collectif. Mais cela suppose que la banque centrale soit placée sous l'autorité du pouvoir politique. C'est ce qu'on constate dans les grandes démocraties. Cependant cette architecture, qui a fait ses preuves, n'a pas été adoptée par la zone euro. Une Banque centrale européenne (BCE) coupée du politique est une très mauvaise chose. Elle est, en elle-même, l'expression d'une crise très profonde de la démocratie européenne, de son impuissance congénitale.
D'ailleurs, il serait plus exact de dire que l'autonomie radicale de la banque centrale, plus que le résultat d'une doctrine, est la conséquence du fait qu'il n'existe pas de facto de souveraineté européenne. Car l'histoire montre qu'un véritable souverain sait capter à son profit l'institut d'émission, quel que soit son statut juridique. Autrement dit, le premier geste d'un véritable pouvoir politique européen serait de placer la banque centrale sous son autorité.
Quand on entend que "les marchés imposent leurs vues", de quels marchés est-il question ?
Quand on dit "les marchés", on ne dit pas l'économie de marché, ni les marchés de biens. On parle des marchés financiers. On en parle comme s'ils résumaient toute l'économie, et qu'ils étaient rationnels et stables. S'ils étaient aptes à produire des estimations correctes des valeurs et des prix, leur rôle serait utile. Le problème vient du fait qu'il n'en est rien. Ils sont, de ce point de vue, très différents des marchés de biens. Ceux-ci traitent de marchandises réelles, ayant une utilité que les consommateurs peuvent juger, alors que les marchés financiers reposent sur des paris subjectifs, spéculatifs. Ce sont des marchés de promesses. On y vend et achète des anticipations. Leur logique est d'une nature mimétique : chaque investisseur se positionne en fonction de ce que les autres vont faire. Ils ressemblent fortement à ces médias qui cherchent à découvrir non les informations importantes mais celles susceptibles d'être appréciées par le public.
Pour cette raison, un marché financier est par nature mobile, instable, plein de dérapages incontrôlés. Il s'y produit inévitablement des bulles, qui explosent quand l'écart à la réalité devient trop énorme pour être nié. Or la théorie libérale veut nous faire croire que les marchés financiers donnent des valeurs pertinentes, des prix objectifs, et qu'au final l'autorégulation va l'emporter. C'est ainsi que la financiarisation a été vendue aux populations.
Cette construction a été démentie par les crises qui se succèdent, depuis 1987 jusqu'au tsunami financier de 2007 et à la crise d'aujourd'hui. On ne peut se fier aux prix financiers, que ce soit un taux d'intérêt, un taux de change ou le prix d'une action.
Pourquoi leur stratégie finit-elle toujours par l'emporter ?
Il n'en a pas toujours été ainsi. Nous vivons même une situation complètement originale. Dans les capitalismes qui l'ont précédée, qu'ils soient "fordien", "rhénan", "managérial" ou autre, le contrôle des entreprises était soit dans les mains de leur propriétaire, soit, lorsque le capital était trop dilué, dans les mains des directions d'entreprise. Il s'ensuivait une forte diversité des points de vue et des évaluations. Dans ces capitalismes, seul le "flottant" était laissé au marché, le reste était géré au sein d'institutions spécifiques, que ce soient des familles, des banques, à la manière du capitalisme rhénan, ou l'Etat, comme dans le cas français.
A partir des années 1980, on a liquidé progressivement les blocs de contrôle, jugés trop coûteux, et parce que les jeux du marché faisaient apparaître de fortes opportunités de profit. Ce faisant a émergé une forme nouvelle de capitalisme, financiarisée, où la diversité des points de vue est bien moins marquée car le marché y constitue le coeur des évaluations économiques.
Le capital financier finit-il par englober toute l'activité ?
Que ce soit le marché des actions, qui définit la norme de rentabilité exigée, le marché des changes, qui détermine la valeur de l'euro, ou le marché de la dette, qui impose une rigueur budgétaire, la sphère financière domine tous les choix. Or, à la différence des marchés de biens, la finance a une dimension directement collective. Elle saisit l'économie dans sa totalité à partir d'une analyse de sa macroéconomie, de ses institutions et de sa politique. En conséquence, la primauté du politique sur le terrain de l'évaluation globale se trouve battue en brèche par la finance. C'est une situation inédite, qui met en danger la vie démocratique.
Ainsi, Standard & Poor's justifie sa dégradation de la note française en estimant que l'accord européen du 9 décembre 2011 sur la "règle d'or" budgétaire ne constitue pas "une avancée suffisamment importante" pour sortir la zone euro de la crise. Il n'y a pas lieu de s'offusquer d'un tel jugement : la démocratie suppose la liberté des opinions, et Standard & Poor's peut estimer que la politique suivie met en danger le remboursement de la dette publique.
Ce qui pose problème, c'est le poids disproportionné qui est accordé à cette opinion. A-t-on oublié que ces agences se sont trompées à de multiples reprises - lors de la crise du Sud-Est asiatique en 1997, lors de l'affaire Enron ou lors de l'évaluation des produits titrisés à l'origine de la crise actuelle ? Ce poids disproportionné est le reflet de l'impuissance des autorités politiques à faire valoir une autre vision du monde que celle des intérêts financiers.
Si vous deviez donner un exemple du pouvoir des marchés, ce serait lequel ?
Fin décembre 2011, la Banque centrale européenne (BCE) a décidé de prêter 489 milliards d'euros aux banques au taux très bas de 1 %. Dans le même temps, un pays comme l'Italie doit emprunter, aux banques cette fois, à 5 % ou 6 %. Beaucoup de citoyens s'étonnent de cette différence de traitement au profit des banques. La BCE est bien la véritable puissance financière en Europe. Près de 500 milliards d'euros, c'est considérable, et des prêts à 1 %, pour trois ans, c'est du jamais-vu ! Pourtant, les banques ne se prêtent plus entre elles, leurs notes ont été dégradées, leurs bilans sont encore opaques, la défiance règne. Et de plus, elles n'ont pas vu venir la crise des subprimes, elles ont montré une incompétence notable, et elles ont été sauvées par l'argent public... Nous sommes loin du dogme d'autorégulation des marchés financiers ! En outre, pour une part importante, le financement octroyé aux banques européennes ne va nullement à l'économie réelle mais reste stocké sur des comptes auprès de la BCE !
Pourquoi ces 489 milliards de la BCE vont-ils aux banques et non directement aux Etats ?
La BCE a les moyens d'intervenir pour racheter de la dette. Mais dès qu'il s'agit de soutenir les Etats en difficulté, nos dirigeants et économistes protestent : "Cela va faire de l'inflation, nous allons plomber les actifs de la BCE." Lorsqu'il s'agit des banques, on ne parle plus des risques inflationnistes ou de solvabilité... On met les Etats endettés entre les mains des marchés financiers, qui vont fixer à leur guise le prix de leur aide : actuellement, pour dix ans, 6,5 % pour l'Italie et 5 % pour l'Espagne. Les pays du Sud européen sont condamnés à consacrer une part considérable de leurs recettes budgétaires au remboursement de leur dette, produisant une réduction drastique des dépenses publiques, dramatique pour leur population.
La BCE n'a donc pas le droit de prêter aux Etats. Doit-on le regretter ?
Oui. C'est un choix discutable. Il existe un dogme de l'indépendance de la BCE vis-à-vis des Etats, en vérité imposé par l'Allemagne. Or, il serait rationnel de soutenir des pays solvables qui connaissent des difficultés du fait de l'instabilité des marchés. D'ailleurs, c'est ainsi qu'agissent tous les grands pays, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon, mais pas l'Europe. Racheter de la dette ne résoudrait pas tous les problèmes. Mais cela changerait profondément le climat actuel.
L'Allemagne impose l'indépendance de la BCE parce qu'elle craint l'insolvabilité de pays du Sud. Se trompe-t-elle ?
On confond crise de solvabilité et crise de liquidités. L'Italie a des dettes importantes mais elle reste solvable. Il est stupide et dangereux de laisser ce pays payer des intérêts élevés. Si la BCE rachetait de la dette publique, les taux d'intérêt se détendraient immédiatement. On pourrait alors aborder les questions fondamentales, sociales, écologiques, sans oublier la croissance.
Mais nous sommes paralysés par l'intransigeance allemande. Nous sommes dans une situation proche de l'entre-deux-guerres, quand déjà les pays européens menaient des politiques déflationnistes, ce qui a conduit au chômage de masse. Il en est ainsi parce que l'Europe reste très marquée par son adhésion au capitalisme financiarisé.
Comment redonner toute sa force à la gouvernance politique ?
Les historiens nous apprennent que la démocratie ne s'identifie pas à des règles formelles. Si le suffrage universel est un élément important de la vie démocratique, il ne suffit pas de convoquer tous les ans le Parlement européen pour avoir une véritable démocratie. Celle-ci reste formelle si elle ne réussit pas à produire une véritable communauté. Or, rien de tel n'existe en Europe - c'est la juxtaposition de 27 corps politiques qui jamais ne se mêlent. La politique européenne se réduit à des rencontres d'experts dominées par les questions techniques - voyez la "règle d'or" - sans que la question du consentement européen soit posée. Le seul modèle véritablement européen proposé à la discussion est celui qu'avancent les marchés financiers ! Il faut dire que l'Europe est intoxiquée par la financiarisation, ce dont témoigne l'omniprésence des hommes de la finance dans les lieux de pouvoir. Aujourd'hui, Goldman Sachs a supplanté l'ENA pour ce qui est des élites européennes.
Le repli nationaliste est-il une solution ?
Je comprends que la crise européenne puisse conduire certains à avoir la nostalgie de ce qui existait "avant" et même souhaiter y revenir : "Quittons l'euro, nous allons pouvoir faire bouger les taux de change, gérer la dette, décider d'une politique industrielle nationale, etc." Mais l'industrie s'est mondialisée. Les leviers dont nous disposerions en revenant à des communautés nationales ne seraient plus à la hauteur des problèmes. J'ai peur que nous n'ayons d'autres choix que de faire émerger une politique européenne.
En même temps, tout montre que c'est là un projet problématique. En supposant même que les gouvernements nationaux abandonnent leur engagement actuel en faveur d'une Europe financiarisée, il sera très difficile de faire en sorte que la juxtaposition de peuples aux destins séparés accouche d'un peuple nouveau. C'est affaire d'histoire commune, pas de gestion.
Ce manque de solidarité européenne ne provient-il pas aussi de la profonde crise sociale que connaissent les populations ?
Il y a certainement un grave malaise en Europe, l'idée que l'ascenseur social ne fonctionne plus, que les politiques ne protègent plus les populations et laissent les services publics se dégrader. La précarisation s'étend, la paupérisation aussi, on assiste à un délitement syndical, beaucoup de gens ont l'impression que rien ne peut être changé. Une sensation d'irrémédiable gagne. Cela joue dans la crise de la représentation politique européenne, qui apparaît de plus en plus comme déconnectée des réalités.
Pourquoi, avec d'autres, avoir fondé les Economistes atterrés et publié le livre "Changer d'économie !" ?
Malgré l'impact mondial de la crise des subprimes, le diagnostic dominant n'a jamais remis en cause le rôle central des marchés. Dans les différents G20, on a certes critiqué l'opacité des opérations financières, les bonus des traders, les erreurs des agences de notation, les paradis fiscaux, mais la financiarisation n'a jamais été remise en cause. Le mot d'ordre est celui d'une finance rendue efficace parce que devenue transparente. Aux Economistes atterrés, nous ne sommes pas d'accord. Côté transparence, les réformes avancent très lentement. On n'a pas vu grand-chose, si ce n'est l'obligation pour les banques de se constituer de nouveaux fonds propres. On voit surtout des lobbys bancaires qui résistent tant qu'ils peuvent. Notre diagnostic est que la finance a acquis trop de poids dans la macroéconomie.
Pour changer l'économie, je mets l'accent sur la promulgation d'un nouveau Glass-Steagall Act. Cette réforme qui fut adoptée aux Etats-Unis en 1933, puis abandonnée en 1999, institue une incompatibilité radicale entre les métiers de la banque de dépôt et de la banque d'investissement. Ce faisant, il s'agit de faire connaître publiquement la dangerosité de la spéculation et d'en protéger le circuit des dépôts et du crédit.
Une des propositions des Economistes atterrés est que les pays de la zone euro devraient pouvoir pratiquer des politiques budgétaires autonomes - cela implique que la BCE garantisse les dettes. Nous proposons aussi de réduire les niches fiscales et d'imposer plus fortement les plus hauts revenus. J'ajouterai que les banques doivent être incitées à faire leur métier, à savoir investir dans l'économie réelle, créatrice de biens et d'emplois. Il faut réorganiser le métier bancaire, le détourner de la spéculation. Et, chaque fois qu'est proposée une innovation financière, se demander si elle est bonne pour l'économie réelle. Ce serait là un complet changement d'orientation.

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