Personne ne peut prétendre incarner aujourd'hui l'héritage politique gaulliste, mais le mythe national gaullien n'a jamais été plus resplendissant qu'en cette année 2010. Tout converge pour cela : le 70e anniversaire du 18 juin 1940 précède de quelques mois seulement le 40e anniversaire de la mort du Général. Dans un pays qui a toujours eu la passion des commémorations - elle va de pair avec l'obsession du déclin -, cela pourrait suffire. La violence de la crise financière et économique mondiale, la bataille de l'identité nationale, l'éternelle angoisse française, la litanie délétère des défaillances ministérielles additionnent également leurs effets pour exalter le culte de l'homme providentiel qui hissait comme personne la France vers le haut et méprisait si ostensiblement l'argent. Le spleen français fait rayonner le mythe gaullien.
Le grand intérêt de l'essai remarquable que consacre Sudhir Hazareesingh à la construction du mythe gaullien (1) est de démêler ce qui dans la religion gaullienne relève du fleuve de l'Histoire et ce qui appartient à la patiente architecture d'une entreprise politique. L'auteur, historien britannique d'origine mauricienne, enseignant à Oxford, offre l'avantage supplémentaire d'être également un spécialiste de la légende napoléonienne. Cela lui permet de rectifier l'absurde idée reçue selon laquelle Charles de Gaulle aurait rejeté l'héritage de l'Empereur. Il n'en est évidemment rien et Sudhir Hazareesingh établit au contraire qu'en 1969, juste avant d'être congédié par les Français, le Général préparait un grand discours à l'occasion du 200e anniversaire de la naissance de Napoléon Bonaparte. Nous n'en saurons jamais plus sur ce texte qui aurait été, à coup sûr, un morceau de bravoure homérique.
En revanche, grâce à l'universitaire d'Oxford, on mesure beaucoup plus clairement et méthodiquement les composantes du mythe gaullien. Outre une bibliographie immense, il utilise de nombreuses sources nouvelles, comme la correspondance gigantesque adressée au Général et maintes archives désormais ouvertes. Pour commencer, bien sûr, la rébellion fondatrice, le fameux discours du 18 juin 1940. Il fut peu entendu, il devient, magnifié par le mythe, la source glorieuse d'une épopée qui mène au premier, au plus incontestable pilier de la légende gaullienne, la figure de libérateur de la patrie. L'auteur distingue subtilement entre les périodes où le 18 Juin est célébré et celles où le Général impose la sobriété du souvenir pour écarter toute présomption de césarisme. Il y a aussi, cela va de soi, l'éclat du père fondateur revenant au pouvoir en 1958, jetant aussitôt avec Michel Debré les fondations de la Ve République. Entre-temps, il y a eu l'aventure avortée du RPF, que la mythologie efface pieusement, puis une cure de silence hautain rompue par la publication fracassante des " Mémoires de guerre " qui sont au gaullisme ce que le " Mémorial de Sainte-Hélène " fut au bonapartisme, à ceci près que le Général est son propre Las Cases. Il y a encore le chirurgien tragique qui met fin à la guerre d'Algérie (en passant par un considérable mensonge d'Etat), le président qui conduit l'Empire à l'indépendance, le souverain qui invente une politique étrangère épique, magnifiquement imprégnée d'un souverainisme utopique, d'ailleurs plus contestable et contesté que ne le relève l'auteur.
Il y a encore le législateur impérieux, prophète du nucléaire, le fondateur de la " participation " : à la fois novateur et conservateur, de droite mais au-dessus des clivages ordinaires, intransigeant ici, opportuniste là, plus sensible et humain qu'on ne le dit, plus implacable, voire cruel qu'on ne le montre. Touche ultime, sa défaite de 1969 nourrit un remords et prépare la consécration de l'icône que déclenche instantanément sa mort, jusqu'à devenir aujourd'hui la dernière religion laïque du pays : le plus grand Français du XXe siècle assurément, le mythe politique suprême désormais.
Personne n'est parfait, pas même Sudhir Hazareesingh. Si son essai est aussi étincelant qu'acéré, il inspire tout de même deux réserves : pour grandir majestueusement le Général (qui n'en a pas besoin), il diminue inutilement François Mitterrand, qu'il ne s'agit pas de placer à même hauteur, mais qui eut lui aussi de la grandeur (en politique étrangère, par exemple) et dont les derniers mois d'agonie furent aussi impressionnants que l'ultime enfermement de la Boisserie. De surcroît, Sudhir Hazareesingh, porté par son sujet et sa compréhensible admiration, participe lui-même à l'édification du mythe gaullien qu'il dissèque. Ainsi, faire du Général le symbole de l'éducateur civique ou du sage mériterait au moins débat : le moins que l'on puisse dire est que la Ve République gaullienne (1958-1969) n'a pas été un modèle démocratique, tant s'en faut. La justice, l'information, le Parlement ont été bousculés comme jamais. En ce sens, si la grandeur, le courage, le prophétisme du Général sont effectivement incomparables, ils sont porteurs de plus d'unicité que d'exemplarité
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