le sous préfet aux champs... |
jeudi 31 juillet 2014
« Le chef de l'Etat se transforme en manager compassionnel »
François Hollande a décrété trois jours de deuil national suite au crash de l'avion d'Algéria Air lines. Que vous inspire cette décision?
Jean-Pierre LE GOFF: Depuis des années, les politiques, de droite comme de gauche, jouent sur le registre victimaire en se voulant proches de la «vie des gens», de leurs souffrances et de leurs sentiments. En juillet 2002, après sa réélection, Jacques Chiracouvrait trois «chantiers prioritaires»: la lutte contre le cancer, la sécurité routière, la condition des handicapés, objectifs qui antérieurement relevaient plus des ministères de la santé et des transports que des fonctions du chef de l'État. Le thème de la souffrance et des victimes a été un thème privilégié
de Ségolène Royale comme de Nicolas Sarkozy lors des élections présidentielles de 2007, chacun des deux candidats étant particulièrement sensible aux catégories de victimes convenant le mieux à ses thèmes de campagne et à son électorat. Aujourd'hui, nous sommes arrivés à un point limite de cette valorisation politique de l'émotion victimaire et de la réaction «communicationnelle» à des «événements» dont beaucoup relevaient antérieurement des accidents de toutes sortes et des faits divers.
Le président de la République est-il en train de devenir une cellule de soutien psychologique à lui tout seul?
La déclaration du Président de la République après la rencontre avec les familles des victimes du crash aérien pousse à l'extrême ce délitement du politique. La figure du chef de l'État se transforme en celle du manager compassionnel qui prend tout en main. Le «partage du chagrin» s'accompagne d'une série de décisions émanant de sa personne: la sécurisation du lieu de l'accident, l'identification des corps, l'enquête, l'accompagnement et le soutien psychologique des familles… Par-delà la compassion sincère et l'expression de lasolidarité, la confusion des fonctions et des genres est poussée à l'extrême. Cela me paraît symptomatique d'une recherche pathétique pour tenter de retisser un lien avec le pays, alors que l'incohérence et l'impuissance de la politique suivie dans nombre de domaines - au premier rang desquels la question de l'emploi -, creuse chaque jour un peu plus le fossé. François Hollande tente tant bien que mal de recoller les morceaux d'un pays morcelé, en érigeant les victimes et leur souffrance en nouveaux thèmes d'une unité nationale qui fait défaut. C'est une «politique de l'ambulance» dans un pays malade du chômage de masse et de la perte de l'«estime de soi», faute de projet structurant.
La politique est-elle en train d'épouser l'information continue qui se fonde, elle-même très souvent, sur l'émotion?
C'est une course à n'en plus finir à l'image pour montrer qu'on se soucie des malheurs des gens et, tout comme les journalistes qui sont «en direct», les représentants de l'État se rendent au plus vite sur les lieux des drames, ou d'une possible catastrophe, comme Ségolène Royal sur un bateau de la marine nationale pour veiller à la pollution possible par l'épave du Costa Concordia… Leur présence donne l'impression d'une proximité de tous les instants et peut faire croire que les bons sentiments et les déclarations agissent comme par miracle sur la réalité. Cela permet un maximum de visibilité pendant un court laps de temps - celui de l'«actualité» médiatique où un «événement» chasse l'autre presque quotidiennement. L'«écoute de la souffrance» et les déclarations d'intentions peuvent même servir d'argument d'autorité pour faire taire l'adversaire politique, écraser tout recul réflexif au nom de l'authenticité des sentiments. L'étalement spectaculaire de la souffrance dans les grands médias audio-visuels qui fonctionnent en boucle n'impliquent pas de longs débats ; l'émotionnel écrase tout et empêche de penser.
Que reste-t-il de l'art de gouverner dans cette obsession émotionnelle?
C'est la fonction même du politique qui est en question. L'écart entre l'État et la société, entre gouvernants et gouvernés est constitutif de la vie politique et de la démocratie. C'est précisément ce qui permet à l'État de se placer au-dessus des fluctuations et des émotions de l'opinion amplifiées par les grands médias, tout en étant au fait de l'état de la société et des préoccupations des citoyens. Dans le même temps, le politique se doit de renouer les fils du «roman national» dans le nouveau monde dans lequel nous vivons, en traçant un avenir discernable dans lequel le pays puisse se retrouver. Ce sont les conditions pour sortir d'une «souffrance» et d'une «victimisation» qui n'a cessé de se développer dans la société. Faute de quoi, on renforce le climat d'angoisse et de démoralisation dans un pays déboussolé qui ne sait plus d'où il vient et où il va. Et, quoi qu'on en dise, on verse dans la démagogie et on fait le jeu des populistes.
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