mercredi 26 décembre 2012
El País, victime de sa folie des grandeurs
C’était la success story de la transition démocratique et la référence du journalisme espagnol. Le quotidien de centre-gauche subit aujourd’hui des pertes colossales et sa ligne éditoriale s’en trouve affectée. Une crise que ses dirigeants ont accentué sans en assumer les conséquences. Extraits.
Lorsque Juan Luis Cebrián, le tout-puissant patron d'El País, a annoncé à ses salariés, en octobre, les grandes lignes du plan social qui les attendait, il s'est justifié avec un argument massue : le journal, premier quotidien d'Espagne, ne peut plus ”continuer à vivre aussi bien”. Trop de journalistes, trop bien payés. Le raisonnement rappelle celui de Mariano Rajoy, le chef du gouvernement (droite), qui, à chaque nouveau plan d'austérité, explique aux Espagnols, l'air contrit, que le pays ne peut plus continuer à “vivre au-dessus de ses moyens”.
El País, concentré à lui tout seul du marasme espagnol ? La crise que traverse le fleuron de la presse hispanophone, propriété du groupe de médias Prisa, présente bien des traits communs avec l'effondrement du pays. Un endettement record, à cause d'investissements pharaoniques, des acteurs du monde financier aux manettes, peu soucieux des intérêts propres à la presse, des patrons rémunérés à coups de millions d'euros, des licenciements express qui risquent de s'avérer contre-productifs… “C'est une métaphore de ce que vit l'Espagne aujourd'hui”, commente Miguel Mora, correspondant du journal à Paris.
Quelque 129 journalistes, sur un total de 466 salariés, viennent d'être remerciés. Près d'un tiers des effectifs. Parmi eux figurent de grands noms du journal. Quatre éditions locales du journal (dont celles de Valence et d'Andalousie) devraient être fermées, tandis que les journalistes qui ont échappé au plan de départ vont, eux, voir leur salaire baisser de 15 %.
L'annonce de l'Ere (acronyme espagnol pour évoquer un plan social) a provoqué de violentes secousses en interne. Pendant trois jours de novembre, la quasi-totalité des salariés a fait grève, et le journal, qui reste le seul quotidien de centre gauche à tirage national en Espagne, s'est contenté de republier des dépêches d'agence. Le bras de fer entre d'un côté Cebrián et de l'autre le comité de journalistes qui s'est formé n'est pas terminé.
En Espagne, la crise n'épargne pas l'information. Près de 8 000 journalistes ont été licenciés depuis novembre 2008, selon les chiffres d'un syndicat professionnel (FAPE). Sur la même période, 67 médias, revues comprises, ont fermé. Le paysage de la presse quotidienne est sinistré : Publico, titre papier lancé en 2008, alternative de gauche à El País, a jeté l'éponge début 2012, tandis que trois des quatre gratuits à tirage national ont aussi abandonné. De son côté, El País fait état d'un effondrement, à hauteur de 60 %, de ses revenus tirés de la publicité depuis 2007.
Pourtant, quelque chose cloche dans cette analyse. A y regarder de près, El País constituait plutôt une exception dans le secteur de la presse. Depuis sa création en 1976, le titre a toujours été bénéficiaire. Il a dégagé 12 millions d'euros de bénéfices en 2011 – plus de 800 millions en dix ans, jusqu'à l'an dernier. Même au premier semestre de l'année 2012, pourtant l'une des périodes les plus rudes de l'histoire récente de l'Espagne, le journal est resté dans le vert – un petit miracle, au regard de la santé de ses concurrents.
La direction laisse entendre qu'El País aurait enregistré ses premières pertes en ce mois d'août 2012. Mais cette alerte justifie-t-elle, à elle seule, de se défaire d'un tiers des effectifs du journal ?
”La chute d'El País n'est pas une catastrophe naturelle, mais l'exemple parfait d'une mauvaise gestion, qui peut ruiner jusqu'à l'institution journalistique la plus solide qui ait jamais existé en Espagne. Internet et le soi-disant changement de paradigme ne sont que des acteurs très secondaires de ce drame”, écrit Pere Rusiñol, ancien enquêteur vedette d'El País, parti en 2008.
Les ennuis, pour Prisa, commencent en 2007. Alors que la crise s'apprête à éclater, le groupe est pris par la folie des grandeurs. Il lance une OPA sur un réseau de télévision payante, Sogecable (qu'il détenait déjà en partie). La dette de l'entreprise s'envole, au plus mauvais moment, juste avant l'effondrement de la bulle espagnole. À partir de 2008, alors que l'Espagne patauge, Prisa n'aura plus qu'une idée en tête, fil rouge d'une stratégie pour le moins rudimentaire : se défaire de cette dette colossale de 4,6 milliards d'euros.
L'un des actes clés de la crise actuelle se déroule en novembre 2010. Nom de code : “opération Liberty”. Cet automne-là, Prisa décide d'ouvrir son capital à des nouveaux actionnaires, pour éponger une partie des dettes. S'engouffre alors par la porte principale le fonds américain Liberty Acquisition Holdings, détenu par une poignée d'investisseurs, dont un duo bien connu des financiers de Wall Street : Martin Franklin et, surtout, Nicolas Berggruen. Ils apportent 650 millions d'euros d'argent frais.
La famille historique d'El País, les Polanco, détenait jusqu'alors 70 % du capital de Prisa. Elle en perd la moitié, au terme d'une offre très avantageuse pour Liberty, qui valorise Prisa à ses plus bas niveaux historiques. ”Ce jour-là, Prisa a changé pour toujours : elle était jusqu'alors l'entreprise de la famille Polanco, elle a commencé à se faire dévorer par les requins”, écrit le journaliste Pere Rusiñol, qui vient de publier une redoutable enquête sur le groupe Prisa dans la revue [satirique] Mongolia.
Deux ans après l'opération Liberty, que s'est-il passé ? Le bilan de Prisa s'est détérioré, en partie à cause de la crise. L'action du groupe a dévissé de 89 %. Le poids de la famille Polanco s'est encore dilué. Quant à la dette, elle reste gigantesque – autour de 3,5 milliards d'euros. En janvier 2011, Prisa a annoncé la suppression de 18 % de ses effectifs dans ses activités en Espagne, au Portugal et en Amérique latine.
Mais Nicolas Berggruen et Martin Franklin ont eux réalisé une très belle opération. Dans leur contrat, ils s'étaient assuré un retour de 7,5 % sur leur participation dans le groupe, au cours des trois premières années suivant leur entrée au capital, quels que soient les résultats de Prisa...
L'autre grand gagnant de cette recapitalisation n'est autre que Juan Luis Cebrián, l'emblématique “conseiller délégué” du groupe Prisa. L'académicien, 68 ans, s'est assuré des rémunérations mirobolantes au plus dur de la crise. En 2011, Prisa accusait une perte de 450 millions d'euros, et son PDG engrangeait au même moment un chèque compris entre 11 et 13 millions d'euros.
L'extravagante rémunération de Cebrián est devenue le symbole d'un “deux poids deux mesures” au sein du quotidien le plus respecté d'Espagne. Les syndicats de journalistes se sont rendu compte assez vite de l'absurdité de la situation : la somme qu'a empochée leur patron en 2011 correspond à peu près aux économies de masse salariale que prévoit de faire El País sur un exercice plein, en licenciant 129 journalistes… Comparaison désastreuse.
Mais la saga El País ne s'arrête pas là. A l'été dernier, toujours pour réduire son endettement carabiné, la direction de Prisa enclenche une nouvelle manœuvre. Elle propose à certains de ses créditeurs, non pas du cash, parce qu'elle n'en a plus, mais la conversion de titres de dette en part du capital. Très concrètement : les poids lourds de la banque espagnole, Santander et Caixabank (mais aussi HSBC), grimpent au capital de Prisa.
D'un coup, le conseil d'administration du grand journal progressiste espagnol s'est transformé en une assemblée d'ex ou d'actuels conseillers de banques réputées.
Certains journalistes dénoncent l'apparition, de plus en plus fréquente à leurs yeux, d'articles relayant les points de vue des deux banquiers emblématiques de l'Espagne, Emilio Botin (l'une des bêtes noires du mouvement indigné, à la tête de Santander) et Isidro Fainé (un ultra-conservateur aux manettes de la Caixabank), depuis qu'ils sont devenus tous deux actionnaires de Prisa. Le premier a par exemple eu le droit à une pleine page, le 14 novembre dernier, pour rendre compte d'un énième discours sur la gestion de crise de la zone euro...
Une histoire espagnole, rien que cela ? Pas tout à fait. Dans les eaux troubles de Prisa naviguent plusieurs Français, apparemment très à l'aise. C'est le cas d'Emmanuel Roman, homme fort du hedge fund britannique Man Group. Ou encore d'Alain Minc, conseiller multicartes et proche de Nicolas Sarkozy.
Comme d'autres conseillers de Prisa, Alain Minc a reçu, le 22 octobre dernier, quelques jours après l'annonce du plan de licenciements à El País, un joli bonus : un paquet d'actions Prisa (19 392 titres) pour services rendus. Dommage pour lui, le cours de l'action reste très bas – aux alentours de 0,4 euro ces temps-ci –, ce qui valorise cet « extra » à environ 7 700 euros, à peine. Une bagatelle.
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