mercredi 26 décembre 2012
Cet article s’autodétruira
Ce 7 décembre paraît le dernier numéro du Financial Times Deutschland. De son côté, la Frankfurter Rundschau est insolvable. Pour le blogueur Sascha Lobo, c’est la conséquence d’une tendance de fond : l’information devient un flux et a démodé les articles figés dans le temps.
"Don’t shoot the messenger", dit un dicton anglais. "Ne punissez pas le porteur de mauvaises nouvelles". Facile à dire, plus difficile à faire. La disparition de la presse papier semble engagée en Allemagne et, visiblement, elle touche aussi bien la gauche (la Frankfurter Rundschau) que le centre (le Financial Times Deutschland), la presse des élites (la revue Impulse [destinée aux entrepreneurs]) et la presse populaire (le magazine d’art de vivre Prinz, [qui ne sera plus disponible qu’en ligne à compter de janvier 2013]).
Un débat houleux sur les origines de ce phénomène et sur les enseignements à en tirer a été engagé. Il y est souvent question de modèles économiques, de papier et naturellement d’Internet, moins souvent de la façon dont l’information elle-même a changé, qu’elle soit Web ou papier.
En toile de fond, une tendance qui n’est pas uniquement imputable à Internet. L’histoire des technologies est une histoire de la fluidification de l’information : l’humanité aspire manifestement à faire de la planète un flux – et donc à voir dans l’aphorisme grec "panta rhei" (tout s’écoule/ tout est mouvement), non pas un constat, mais une exhortation.
L’ironie veut que les journaux papier, qui ont vu le jour à l’orée du XVIIème siècle, aient joué un rôle décisif dans cette fluidification – en faisant circuler l’information bien plus rapidement que les livres utilisés jusqu’alors. Vinrent ensuite la numérisation et l’interconnexion.
Dans la presse papier comme sur Internet, l’information écrite paraît sous la forme d’articles, ce qui correspond à une habitude de consommation. Mais peut-être est-ce en train de changer, car le public attend, là aussi, une fluidification. L’information doit donner l’impression d’être informé en direct. Sans doute n’est-ce pas le papier imprimé, mais l’information statique, l’article figé dans le temps, qui est au cœur de cette crise.
Les médias papier qui semblent souffrir le moins sont ceux qui esquivent cette pression de la fluidification en s’éloignant de l’information pure. La revue papier [d’art de vivre] Landlust, qui passe pour un succès, couvre des thématiques qui la maintiennent à bonne distance de l’actualité traditionnelle. The Economist, dont les versions Web et papier font figures de modèles, expédie l’actualité mondiale en quelques lignes dans son édition papier. Le reste du journal se compose d’analyses, de reportages de fond et d’articles d’opinion. C’est-à-dire de contenus qui aident à comprendre le flux d’information au lieu de le figer à un instant "T" sous la forme d’un compte-rendu.
Quel que soit le médium utilisé, l’article d’information ne peut plus se contenter de décrire le monde. Sur le Web aussi, on perçoit une fluidification croissante de l’information, annonçant ainsi la fin de l’article d’actualité irrévocable auquel nous étions habitués. L’actualité ne supporte pas l’immobilisme.
Dans ce contexte, dans les éditions papier comme sur le Web, publier un article d’actualité figé dans le temps revient à peu près à projeter la captation d’une pièce de théâtre au cinéma : une transposition littérale qui n’exploite pas suffisamment les possibilités – impitoyables – offertes par le médium. Les jours où l’actualité s’affole, on a recours au "fil d’actualité". Preuve que, même mis à jour, l’article traditionnel n’est pas la forme la plus adaptée pour rendre compte d’un flot d’informations – et ce précisément à un moment où l’information est brûlante.
Et à un moment où la durée de vie du sentiment d’être informé n’excède pas quelques minutes, voire quelques secondes. La conception même des fils d’actualité – où l’information est présentée par ordre antichronologique – montre qu’ils obéissent à d’autres lois et satisfont d’autres besoins.
La fin des instantanés d’actualité est imminente, et c’est le mal dont souffrent les médias qui en étaient devenus les spécialistes, sur le Web comme sur le papier. Une fois que Barack Obama a tweeté lui-même sa victoire aux élections, le compte-rendu purement factuel de sa victoire semble un peu chiche.
Si l’interprétation de la crise dite de la presse comme une crise de l’information – comme la fin des comptes-rendus figés, purement factuels, sous la forme d’articles – ne débouche pas sur des analyses totalement inédites de cette problématique, elle implique toutefois des conséquences bien plus étendues.
Pour les journaux papier, cela implique de se tenir à l’écart des domaines dans lesquels la nécessité d’une actualisation constante est plus impérieuse qu’ailleurs : délaisser les instantanés d’actualité et favoriser la compréhension du lecteur à la place. Difficile de dire si cela peut fonctionner au quotidien. Ce n’est pas tant le papier qui est ici en cause que le fonctionnement de quotidiens qui se sont largement spécialisés dans la transcription d’instantanés.
Mais il est une question plus passionnante encore : quelle est l’incidence sur l’information numérique de la nécessité impérieuse de fluidifier l’information ? Peut-être allons-nous vers une fracture. L’information prendra la forme d’un flux qui rendra caduc le format traditionnel de l’article. Ce flux actualisé sera complété par des explications, des mises en contexte, des analyses, des histoires, sous la forme d’articles enrichis en continu, auquel le flux pourra toujours renvoyer. L’information de demain sera composée de reportages en direct et d’archives actualisées en permanence sur les tenants et les aboutissants de l’actualité concernée. Entre les deux, la place sera comptée – une situation dont le papier n’est pas le premier responsable.
Inutile de tirer sur le journaliste : ce pourrait bien être son dernier poste, de toute façon.
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