Si un combattant de la Grande guerre revenait parmi nous, il pourrait lire les journaux presque normalement. On y parle des massacres perpétrés par les Turcs, des souffrances des Arméniens, des incompréhensions entre une Europe en pleine crise et un Proche Orient en ébullition.
Et pourtant, un siècle a passé. C'est la mémoire des victimes de ce temps qui est en jeu, et notre revenant, passés les premiers titres, comprendrait bien vite qu'il vient de buter sur un débat complexe et sensible. Un débat où se mêlent, de façon souvent confuse et contradictoire, diverses vérités. Celle de l'historien, celle du législateur, celle du diplomate. Celle, sacrée, des descendants des victimes arméniennes.
Passionnant et passionné, ce débat existe surtout, il est nécessaire de le dire d'emblée, parce que nous sommes en campagne électorale. On ne saurait comprendre autrement la hâte avec laquelle l'Assemblée, le mois dernier, et le Sénat, lundi, ont adopté des textes pénalisant la négation du génocide arménien. Pour une fois, comme pour ajouter à la singularité du sujet, l'UMP et le PS sont en phase. Ce pourrait être une curiosité de campagne.
Mais le sujet est grave. Non seulement parce qu'il porte sur des faits inouïs, un génocide, mais parce que le vote du Parlement français vient de déclencher une sérieuse crise avec la Turquie. Aucune rétorsion n'a été annoncée pour l'heure, Ankara attendant la promulgation de la loi (qui interviendra avant les élections). Le ton n'en est pas moins menaçant. Tout laisse penser qu'un boycott des entreprises françaises est désormais inévitable. Quelle sera son ampleur ? Son efficacité ? Difficile de l'évaluer pour l'heure. Sur le plan stratégique, en revanche, les tensions franco-turques vont se faire sentir, à l'Otan comme dans la gestion de la crise syrienne.
On pourrait y voir les inévitables effets collatéraux d'une juste cause. Encore faudrait-il que les termes de cette cause soient limpides, ce qui n'est pas le cas. Les tenants de la nouvelle loi estiment que la mémoire arménienne a droit aux mêmes égards que la mémoire juive, que le droit peut innover et que la liste des revendications mémorielles éventuelles (de la Vendée au Rwanda) ne serait pas interminable.
Les opposants à ce texte estiment en revanche que ce n'est pas au législateur de dire l'histoire, que la loi Gayssot de 1990, sanctionnant la contestation des crimes contre l'humanité, pouvait suffire. Ou, pour reprendre les termes de l'historien Pierre Vidal-Naquet qu'il ne faut pas introduire « des vérités d'État ». La France elle-même, pourtant directement responsable, a mis des décennies à reconnaître la Déportation et peine encore ne serait-ce qu'à parler, par la voix de ses représentants, de la guerre d'Algérie.
Si les fondements juridiques du texte adopté font, en soi, l'objet de lectures divergentes, son caractère inopportun est évident. Non seulement en raison de la crise avec Ankara ou parce que les pressions arméniennes et les manifestations turques, comme à Paris samedi, ouvrent un nouvel espace aux revendications communautaristes. Mais aussi parce que les efforts de réconciliations, menés en Turquie même par des intellectuels et des militants courageux, sont maintenant fragilisés par le raidissement du pouvoir turc.
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