Si l’Europe est un gâchis, c’est parce que les Grecs sont tout le contraire des Allemands travailleurs. Faux!
Il y a près de 150 ans, le grand essayiste économique anglais Walter Bagehot s’est penché sur le problème de l’intégration monétaire européenne dans la revue The Economist. A l’époque, l’Italie venait d’être unifiée à la suite de la guerre austro-prussienne, et il était clair que l’Allemagne, encore divisée en plusieurs entités politiques, était sur la même voie.
D’un point de vue économique, jusqu’où irait l’intégration? Walter Bagehot estimait qu’une devise commune à l’Europe ne fonctionnerait jamais. Mais que deux monnaies pourraient faire l’affaire. Il avait plutôt hâte de voir un avenir dans lequel «il y aurait une monnaie germaine et une monnaie latine» et partait du principe qu’à «constater l’activité commerciale des peuples germaniques et la torpeur relative des races latines, on privilégierait très certainement la monnaie germanique».
Les allusions à de prétendues différences raciales entre Latins et Germains sont dépassées, mais les considérations de base sur les différences économiques demeurent.
Idées (économiques) préconçues
David Brooks, par exemple, a écrit, le 2 décembre 2011, que le
problème sous-jacent de la crise de la dette européenne est que les habitants des pays riches d’Europe du Nord
«adhèrent à une formule morale simple: l’effort doit entraîner une récompense aussi souvent que possible (...) la maîtrise mérite récompense, la paresse et toute forme d’amour de son propre confort n’en mérite pas». Lors de l'été 2011, pendant une phase moins aiguë de la crise, Thomas Friedman
nous a appris que la question clé était de savoir pourquoi un Grec ne peut pas apprendre à se comporter comme un Allemand:
«Aujourd’hui, les Allemands disent aux Grecs: “Nous allons vous prêter plus d’argent, à condition que vous fassiez comme les Allemands dans votre façon d’épargner, dans le nombre d’heures que vous travaillez par semaine et de vacances que vous prenez, et dans la régularité avec laquelle vous payez vos impôts.”»
Certes, il est difficile de visiter l’Allemagne sans être impressionné par l’efficacité et l’ordre de la société allemande. Et tout voyage en Espagne, en Italie ou en Grèce suggère qu’il y a quelque chose de terriblement nonchalant dans l’éthique de travail méditerranéenne.
Mais les clichés sont épineux. Nous, êtres humains, sommes enclins à voir les éléments qui confirment nos modèles préétablis d’idées. L’Allemagne est plus riche que l’Italie, et les politiciens allemands détiennent actuellement la haute main dans les délibérations politiques européennes. Mais faire porter le chapeau du désordre actuel aux pays latins, à cause de leur état relatif de léthargie, revient à placer un cadre moral bien pratique autour de questions économiques complexes. Et à déclamer des idées préconçues sur ceux qui sont courageux et ceux qui ne le sont pas.
Or, les données contredisent ces idées.
Des Allemands ou des Grecs, lesquels travaillent le plus?
Il est vrai que la quantité de travail fournie par les Allemands et les Grecs n’est pas du tout la même – mais ce n’est pas ce que vous croyez! Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), en 2008,
l’Allemand moyen a travaillé 1.429 heures. Le travailleur grec moyen, lui,
a travaillé 2.120 heures. En Espagne, les personnes actives
ont fourni en moyenne 1.647 heures; en Italie,
1.802. Les Néerlandais surpassent même leurs camarades germaniques dans la paresse, avec une charge de travail de seulement 1.389 heures par an.
Après avoir étudié ces chiffres, vous pourrez réviser votre jugement. Si vous vous remémorez votre dernier voyage à Florence ou à Barcelone, vous vous rappellerez peut-être avoir été frappé par l’affluence des touristes allemands (ou peut-être étaient-ils hollandais ou danois).
En réalité, ce n’est pas le fait que les populations soient très travailleuses ou non qui crée la richesse d’un pays. En tout état de cause, lorsque les gens sont pauvres, ils travaillent dur. Sans vouloir verser dans la banalité, l’«effort» d’un petit producteur de riz ou d’un déménageur de canapés n’a rien à voir avec celui d’un chroniqueur du New York Times. Il est vrai que toutes choses étant égales par ailleurs, on peut souvent élever ses revenus en augmentant son taux de travail. Mais il est complètement rétrograde de penser que les pays qui se situent au sommet de l’échelle économique y sont parvenus grâce aux exploits professionnels de leurs habitants. Au niveau national, le phénomène inverse se produit:
plus les Allemands sont riches, moins ils travaillent.
Faire primer les faits sur les croyances
Une observation conserve toutefois sa part de vérité: les Allemands (à l’instar des Néerlandais et des Autrichiens) sont économes; ils consomment moins qu’ils ne produisent et, par conséquent, exportent plus qu’ils n’importent. L’excédent commercial de l’Allemagne et l’épargne qui en découle suscitent une certaine admiration, et c’est bien normal. Mais il n’est tout bonnement pas possible pour tous les pays d’en faire autant. D’exporter plus qu’ils n’importent.
Vos exportations, ce sont mes importations. Votre épargne correspond à mon emprunt. Vos actifs sont mes passifs. Vivre selon ses moyens a beau sembler être un principe frappé au coin du bon sens, tout le monde n’est pas en mesure de le respecter. Si chaque pays européen s’efforce de diminuer en même temps l’intervention de l’Etat et l’emprunt privé, la production se mettra à chuter brutalement, et une grave récession s’ensuivra. Inéluctablement.
Voilà un rappel important: le conseil politique qui paraissait édifiant à un jeune diplômé d’université ne porte pas nécessairement ses fruits quand il est mis en œuvre à grande échelle. Du point de vue de l’enseignement moral, ce conseil serait avisé si la paresse était à l’origine de la crise européenne. Mais le monde réel recèle bien des complexités. Aussi, il serait judicieux de ne pas se laisser séduire par la torpeur caractéristique des grands théoriciens ni d’alimenter les stéréotypes et autres généralisations hasardeuses. Au détriment de la réalité, des faits bruts et avérés.
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