Pourtant, de son vivant, Rabelais se situe à la marge. Trop espiègle pour les lettrés, trop érudit pour les profanes, trop paillard pour la bonne société, le père des géants les plus célèbres de la littérature ne fut pas toujours, pas d’emblée, prophète en son pays. Dans son humanisme bon enfant, il faut entendre le bruit des polémiques auxquelles il participa avec ardeur. Comment oublier qu’en son temps, annonçant le nôtre, les franciscains parvinrent à faire interdire l’étude du grec à la Sorbonne ? Si les romans de Rabelais proposent des modèles de vie, ce n’est donc pas sur le mode du retrait épicurien, isolé dans le plaisir ; son activisme d’éditeur montre que les facéties du romancier s’adossent à un fort désir d’assumer l’héritage de l’Antiquité et de poser, pour l’avenir, les fondements de la culture moderne. L’euphorie propre au Tourangeau résonne dans les couloirs des assemblées les plus austères, et son rire est destiné à les faire tomber - au moins de leurs chaises. À l’image de son créateur, le héros rabelaisien est un guerrier épris de vie et de bonne entente, prêt à défendre les valeurs humanistes, mais sans vocation pour le martyre - « jusqu’au feu exclusivement » !
Alors, Céline avait-il tort en soutenant que, « Rabelais, il a raté son coup » ? Pour Céline, la langue orale dont maître François a fait la matière de son oeuvre a constitué, pendant quatre siècles, une sorte d’exception, écrasée sous la pesanteur du français « littéraire », langue artificielle, langue de traducteur, celle qu’Amyot utilise pour rendre Plutarque. Il est vrai que Rabelais demeura seul, longtemps, avant que le désordre des langues et des formes ne finisse, au cours du XXe siècle, par affluer de nouveau dans les textes. Aujourd’hui libérés des bornes du « bon usage », nous sommes mieux placés que jamais pour retrouver Rabelais, et jouir avec lui de la littérature comme d’un plat en sauce.
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