Le philosophe sèche ses cours pour se consacrer au Conseil d'Analyse de la Société. Un club mondain dont l'utilité demeure incertaine.
"Je n'ai tué ni violé personne, je ne fais rien d'illégal, je travaille 15 heures par jour, pourquoi toute cette folie ?" Luc Ferry a le SMS lyrique. Le philosophe déborde d'indignation, depuis sa bourde fracassante au "Grand Journal", qui l'a propulsé à la une des médias et lui vaut une volée de bois vert. "L'être et le fainéant", a titré Le Canard enchaîné, dénonçant un "emploi fictif" et son statut de professeur des universités "détaché", payé par l'université Paris-VII, où il n'a plus mis les pieds depuis 1997.L'intéressé a décliné notre demande de rendez-vous, mais s'épanche par textos. Il dénonce cet "acharnement malsain qui commence à être trop visible", déplore le "tsunami médiatique délirant qui s'est déclenché autour de sa modeste personne". Et plaide : "Ne trouvez-vous pas qu'on a assez parlé de moi?"
Pour vivre heureux, vivons cachés. Mais le problème de Luc Ferry c'est qu'il ne supporte justement pas de rester dans l'ombre. Avant l'affaire Ferry, personne ne s'intéressait aux 70.000 décharges de service public, un statut particulier qui a permis au philosophe d'être payé de 2005 à 2010 par l'université Paris-VII 4.390 euros net, en toute légalité (Matignon s'est engagé à rembourser l'université Paris-VII car ce statut a été supprimé en septembre 2010). "C'est vieux comme le monde, note une ex-éditrice aux PUF, la liste des intellectuels payés par la fac et ne prodiguant pas leurs cours est très longue !"
Un comité crée sur mesure pour lui
Et personne n'avait non plus scruté le Conseil d'Analyse de la Société (CAS), l'un de ces innombrables comités qui fleurissent dans notre belle République, créé sur mesure en 2005 pour recaser l'ex-ministre de l'Education nationale. Pour ce job, Ferry touche, en plus de son salaire, une indemnité de 1.800 euros, car "la présidence de ce conseil me prend beaucoup plus de temps qu'un service d'enseignements de 4 heures 30 hebdomadaires", textote-t-il.
Le CAS a tout d'un discret et chic club mondain, où l'on bosse, c'est vrai ("Le rapport sur le service civique était très bon", reconnaît Martin Hirsch), mais où, surtout, on fait fructifier ses réseaux. Très éclectique, la composition ressemble à celle d'un dîner en ville : les réunions plénières, une toutes les six semaines, ont lieu à l'heure du déjeuner, ce qui explique des frais de bouche, 10.000 euros annuels, le tiers des frais de fonctionnement. Au total, salaires compris, le CAS coûte, en réalité, 650.000 euros au contribuable.
La structure emploie quatre salariés, dont deux profs de philosophie, Claude Capelier et Eric Deschavanne : "Nous sommes ses disciples", reconnaît ce dernier. Les 32 autres membres du CAS, eux, sont bénévoles. Et plutôt assidus. Car au CAS, la conversation est agréable.
C'est l'occasion de croiser des sportifs (David Douillet en fit partie), des philosophes encore et toujours -outre les "disciples" de Ferry, on trouve Alexandra Laignel-Lavastine, sa biographe-, des religieux à tu et à toi avec le milieu politique comme le rabbin Korcia ou le père de la Morandais, la cinéaste Danièle Thompson, sa fille Caroline, psychologue... L'ancien ministre de l'Education a en fait reconstitué sa petite bande de fidèles.
Proche de Carla Bruni et des frères Bogdanov
Les réseaux... Issu d'un milieu modeste -son père, autodidacte, était mécanicien automobile-, Luc Ferry a des airs d'un Rastignac des temps modernes, qui a su se construire l'un des carnets d'adresses les plus chics de Paris. Cet acrobate est aussi à l'aise à gauche qu'à droite, où il réussit l'exploit d'être ami avec les Villepin et avec les Sarkozy...
Le chef de l'Etat chouchoute le philosophe, et lui a proposé d'autres places : un poste de député européen et le renouvellement au Cese (Conseil économique social et environnemental), autre job doré à 3.000 euros par mois, tous deux déclinés. La raison de ce favoritisme ? Luc Ferry est resté proche de Carla Bruni, une de ses anciennes conquêtes dont il est particulièrement fier.
Les frères Bogdanov, amis de toujours, se souviennent : "On faisait des soirées musicales chez nous où il venait avec Carla. Ils sont restés proches. Luc est un être profondément non conformiste. Comme nous." Et de rappeler avec émotion les vacances, il y a trente ans à Port-Grimaud, où Luc Ferry possède une villa. "On faisait de la guitare sur le port, il chantait "les Sabots d'Hélène". Nous aimions aussi beaucoup faire des petites saynettes improvisées en langage du XVIII esiècle..."
Ce sont les frères Bogdanov, qui, en 1997, ont présenté à Luc Ferry sa future femme, Marie-Caroline, lors de vacances à l'île de Ré. A son tour, en 2009, le philosophe a été témoin de l'union d'Igor Bogdanov avec Amélie de Bourbon-Parme... l'une des premières recrues du CAS.
Soyons clairs, ce n'est pas avec ses indemnités du CAS que Luc Ferry s'enrichit. Mais ses multiples casquettes bénévoles (Conseil d'Analyse économique, Conseil national d'Ethique, Agence du Service civique, ou jadis du Comité Balladur) lui permettent de faire fructifier la "marque " Luc Ferry. On appelle cela le "personal branding".
Ses bouquins cartonnent. Les produits dérivés aussi : "Kant expliqué, un cours particulier de Luc Ferry", en quatre CD, est un best-seller. Luc Ferry est également chroniqueur star à LCI ou au Figaro : le journal profite d'ailleurs de sa tête de gondole pour sortir à l'automne une série de CD sur les philosophes. Vingt-quatre heures d'enregistrement en tout !
"Un bouc émissaire"
"L'âme déréglée est comme un tonneau percé à cause de sa nature insatiable", disait Socrate. Insatiable ? Le monde de l'entreprise ne cesse de le solliciter comme conférencier. Pierre Bellon, de Sodexo, qui préside l'APM (Association Progrés du Management) en a fait l'un de ses intervenants stars. Ferry peut aussi bien disserter de "la métamorphose des valeurs" pour la Banque populaire du Sud- Ouest que d'éthique devant le Rotary Club ou de "sens" devant des agents immobiliers...
L'une de ses dernières conférences, organisée par France Gestion, avait pour titre "Qu'est-ce qu'une rémunération juste ?" Bonne question. "Il me réclamait 10.000 euros pour une heure ! Je l'ai donc embauché une demi-heure pour 5.000 euros...", indique l'organisatrice d'un colloque. Une récente recrue du CAS nuance : "On est plutôt à 5.000 euros la conférence. Ça peut paraître beaucoup, mais un obscur gourou du management américain ne fait rien à moins de 70.000 dollars. Et en France, il est loin d'être le mieux payé."
Un ami prend sa défense : "Cette polémique est scandaleuse. Luc Ferry est un bouc émissaire." Le prix à payer pour son dérapage en direct ? "J'ai senti la catastrophe et je l'ai appelé juste après, dit une amie. Mais, lui, ne voyait pas du tout le problème." Comme si à trop se regarder dans le miroir médiatique, Narcisse en était devenu aveugle.
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