Le Chabanais, Paris 2e. "Un ministre des affaires étrangères de la IIIe République fréquentait assidûment cette maison close. Il se mettait nu et se laissait passer un collier à pointes autour du cou. A quatre pattes, promené en laisse, il présentait son postérieur à une ronde de filles nues, qui lui assénaient chacune des coups de fouet." Aujourd'hui, on trouve ce collier et ces fiches – les "blancs" – de la brigade des mœurs exposés dans la salle des archives de l'actuelle brigade de répression du proxénétisme. Le Chabanais, ouvert en 1878, fut un des bordels les plus luxueux de la Belle Epoque. Un blanc daté du 28 mars 1899 rapporte que vingt-cinq femmes travaillaient là et que le "cabinet médical" comportait quinze spéculums, des "pommades prophylactiques" et du permanganate.
C'est cet établissement ainsi que les quelques autres bordels parisiens haut de gamme des Années folles – Le Sphinx, Le One Two Two, Le Colbert, Le Cardinet (etc.) – qui ont servi de modèles au feuilleton qui débute cette semaine sur Canal+, "Maison close".
Tout l'intérêt de ce feuilleton, doté de grands moyens, au stylisme d'époque travaillé et documenté, vient de ce qu'il ne tombe pas – trop – dans l'évocation complaisante du bordel chic – ici, Le Paradis. Si les scènes sexuelles et les orgies abondent, on en voit toute la violence, souvent la cruauté, et combien la prostitution est un métier éprouvant.
Les héroïnes, Rose et Véra, l'une enrôlée de force, l'autre trahie par la tenancière et affligée de dettes, tentent tout au long des épisodes d'échapper à l'épuisante routine de la maison close. C'est une véritable prison de stuc, surveillée par des gardiens et une "sous-maîtresse" brutale, dont les clients sont les rois capricieux et où la police ramène les récalcitrantes "encartées" à chaque tentative de fuite.
Nous sommes au début de la IIIe République, décidée à réglementer la prostitution pour mettre fin au racolage, faire progresser l'hygiène publique – la "petite vérole" gagne – et défendre les valeurs familiales. Elle doit s'exercer dans des lieux fermés et grillagés, régulièrement visités par des médecins, des "maisons de tolérance" où célibataires et hommes mariés peuvent se divertir sans être vus, comme dans La Maison Tellier, de Maupassant.
Si le feuilleton se présente comme un huis clos infernal au Paradis, on découvre l'autre prostitution de l'époque, celle de la rue, des macs et des bordels plus populaires ou d'"abattage". Celle-ci, plus rude encore, dominait. Ajoutons qu'à cette époque la brigade des mœurs se montrait d'une brutalité extrême avec les gagneuses accusées de racolage.
Suite au suicide de plusieurs prostituées qui avaient préféré se jeter par la fenêtre plutôt que d'être arrêtées, la ville de Paris ordonna en 1876 une commission d'enquête présidée par un médecin, Louis Fiaux. Son rapport, relayé par une presse républicaine hostile aux abus de pouvoir, est accablant : "Sous la double prétention de l'ordre et de l'hygiène, la police des mœurs a pour objet de mettre la main sur toutes les femmes convaincues ou soupçonnées de prostitution, de les examiner sexuellement, qu'elles y consentent ou non (…) ; [de les arrêter] arbitrairement, sans jugement, pour un temps indéterminé (…) ; de les inscrire toutes sur un registre qui en fait une catégorie à part, hors la loi (…)."
Chasse au racolage, excès de zèle policier, discrimination des prostituées, maisons de tolérance, sommes-nous aujourd'hui sortis de ces problématiques d'un autre siècle ? Si peu. Voici Maîtresse Gilda, jeune prostitué travesti, un des porte-parole du Strass, le tout nouveau Syndicat du travail sexuel français, associé aux groupes Cabiria de Lyon et Grisélidis de Toulouse.
Quand je lui parle du feuilleton "Maison close", aussitôt elle s'inquiète : "J'espère qu'ils ne vont pas nous la jouer le grand lieu de plaisir ultra-glamour, où tout le monde il est beau et gentil. C'était probablement très glam pour quelques clients riches et financièrement intéressant pour le tenancier, mais certainement pas pour les filles. “Maison close”, tout est dit, non ? Il s'agit d'un univers carcéral. Quand je pense que la députée UMP Chantal Brunel parle de les rouvrir… C'est une vaste plaisanterie."
RENVOYÉES "SUR LES BORDS"
En janvier, Chantal Brunel publiait Pour en finir avec les violences faites aux femmes (Le Cherche Midi). Elle y dénonçait la polygamie dans les banlieues, le travail d'esclave des femmes sans papiers, la violence de la pornographie sur Internet et, critiquant la loi du 18 mars 2003 interdisant le "racolage passif", la situation dramatique des prostituées pourchassées par la police, reléguées loin du centre-ville, isolées, mises en danger.
Comment y remédier ? En rouvrant des maisons "minutieusement contrôlées", permettant un suivi sanitaire et une protection juridique et financière des prostituées. Le vieux débat français sur la prostitution – Saint Louis déjà fit expulser les prostituées et brûler leurs habits, avant de leur accorder le droit d'exercer "sur les bords" (dans des bordels) – est relancé : faut-il l'interdire, la tolérer ou la réglementer ?
Un sondage publié le 18 mars par Le Parisien révèle que 59 % des Français – les hommes majoritairement – seraient favorables à une réouverture des maisons closes. Le 25 mars, un groupe de travail du ministère de l'intérieur sur la prostitution se réunit suite à la proposition de Chantal Brunel d'abolir la loi sur le racolage.
Quand on lui parle de cette commission, Maîtresse Gilda s'insurge : "Pourquoi ne nous ont-ils pas consultés ? Je suis ravie que Chantal Brunel parle maintenant de “maison ouverte” et plus de “maison close”. Qu'elle reconnaisse l'échec de la loi Sarkozy. Qu'est-ce que cela veut dire “racolage passif” ? Les juges, les avocats, les policiers, les prostitués, tout le monde s'arrache les cheveux pour comprendre. En fait, c'est un article prétexte pour arrêter qui on veut quand on veut, surtout les immigrés, et faire du chiffre comme à l'époque de la brigade des mœurs. Qui en profite directement ? Les macs, qui se félicitent que les filles se retrouvent vulnérables et sans protection."
Mais alors, Maîtresse Gilda, des lieux de prostitution, cela ne serait pas mieux ? "Pas du tout. Nous n'en voulons pas. Nous voulons d'abord obtenir le droit de travailler, que notre métier soit reconnu, légal. Ensuite, en tant que travailleurs indépendants, nous devrions pouvoir exercer partout, quand nous le souhaitons, nous associer avec qui nous l'entendons. Nous voulons ouvrir nos propres lieux de travail, des espaces ouverts au public adulte. Nous ne voulons pas de lieux fermés, surveillés par des fonctionnaires, tandis que les prostitués de rue continuent d'être criminalisés."
Les économistes Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, auteur de Freakonomics, montrent aussi, au-delà de tout jugement moral, qu'un nouveau business model de la péripatéticienne indépendante se développe. Il donne pour exemple Allie, prostituée trentenaire de Chicago, qui commença à fixer ses rétributions à 350 dollars (255 euros) l'heure et passa en quelques mois à 500 dollars (364 euros) sans perdre sa clientèle, tout en réduisant à vingt minutes la passe proprement dite.
Bien sûr, si Allie a su se passer des intermédiaires et des "agents" – les proxénètes –, elle subit malgré tout une forte concurrence : celle des jeunes femmes qui prennent des amants sans se faire rétribuer, et sans compter leur temps. Ces prostituées ne comprennent pas l'acharnement des associations abolitionnistes – féministes ou catholiques – comme des politiques à vouloir les discréditer, les taxer et les surveiller.
Maîtresse Gilda insiste : "Nous, indépendantes, sommes de plus en plus nombreuses. Les chiffres avancés par l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains du ministère de l'intérieur évaluent le nombre des prostituées à partir du nombre de femmes arrêtées. Ils en concluent qu'elles doivent être le double, soit de 10 000 à 12 000 personnes, en majorité immigrées et exploitées bien sûr. Laissez-moi rire ! En Grande-Bretagne et en Suisse, les études sérieuses montrent que les travailleuses de rue représentent 15 % de la prostitution. Et les autres alors ? Ce sont les indépendantes !"
Que pensent les associations de terrain qui travaillent avec les prostitués de la proposition de rouvrir des maisons et des revendications du Strass ? Aux Assises de la prostitution du 24 mars, qui regroupaient tous les mouvements de prostitués français, Claude Boucher, des Amis du bus des femmes, ne cachait pas sa colère. "Ce qui choque les travailleurs du sexe, c'est que cette proposition vienne de femmes. “Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots”, disait Jaurès."
Quant à Iana Matei, une activiste roumaine qui se bat depuis des années contre le trafic mafieux de prostituées depuis son pays, que dit-elle ? Elle publie un livre de témoignages, A vendre, Mariana, 15 ans. "Quand je vois, écrit-elle, ces sociologues, ces hommes de lettres, ces politiciens, débattre à l'infini du droit philosophique de l'être humain à disposer de son corps, je suis écœurée. On donne la parole à des call-girls de luxe, on compatit pour ces étudiantes qui affirment se prostituer pour payer leur loyer, mais on ne s'interroge pas sur le fait qu'une gamine de 15 ans soit obligée de faire une fellation pour 20 euros."
LA SOLUTION, LA PROHIBITION ?
Que dit-elle des propositions de Chantal Brunel sur les maisons closes ? "Mais elles existent ! En Angleterre, depuis que le racolage est interdit, les trafiquants ont ouvert des maisons de passe dans les grandes villes. Londres en compte des dizaines, peut-être des centaines. Personne ne sait ce qui s'y passe. Dans les pays réglementaristes comme l'Allemagne et les Pays-Bas, une prostitution invisible, mafieuse, se développe dans les bars de seconde zone, en appartement. L'existence de bordels légaux n'a pas fait diminuer la prostitution illégale des filles de l'Est."
Et la solution suédoise, prohibitionniste, qui pénalise les clients ? "Cela n'a rien changé. Les proxénètes emmènent des filles sur les bateaux qui font la navette dans les eaux internationales. La seule solution à la prostitution violente, c'est de lutter contre la criminalité organisée."
Quand Maîtresse Gilda et Iana Matei se sont rencontrées, la première trouvait le titre du livre de l'autre racoleur, la seconde se méfiait de ce jeune homme aux manières raffinées. Et puis, la discussion s'emballant, elles sont tombées d'accord. D'abord en distinguant la prostitution indépendante – librement consentie, sans abus de faiblesse – de la traite des êtres humains.
Selon Iana Matei, les vraies questions sont : "Dans quelle poche va l'argent ? Dans quelles conditions la femme travaille-t-elle ?" Ensuite, créer des syndicats de travailleurs sexuels leur semble décisif pour lutter contre le trafic et l'exploitation. Maîtresse Gilda dit : "Nous savons mieux que personne qui est maltraité."
Quant aux maisons closes, elles y voient toutes les deux un faux débat, anachronique, qui ne mène qu'à occulter les deux problèmes de fond : la reconnaissance d'un statut légal à la prostitution indépendante et la lutte contre les trafiquants d'êtres humains.
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