Politiquement, c'est déjà l'état de disgrâce, le désenchantement, pour François Mitterrand et le gouvernement de Pierre Mauroy qui comprend des ministres socialistes et communistes. A compter du 1er avril
1983, "l'assurance-vieillesse garantit une pension de retraite à l'assuré qui en demande la liquidation à partir de l'âge de 60 ans". Ce même jour de 1983, le premier ministre recevra la CGT, la CFDT et la CFTC pour leur parler de l'application de son plan de rigueur…
La retraite à 60 ans est la dernière des grandes réformes sociales promises par François Mitterrand en 1981. Vieille revendication syndicale, elle apparaît comme une rescapée de l'état de grâce mais entre en vigueur à l'heure de l'austérité…
Dans les 110 propositions du candidat socialiste à l'élection présidentielle, elle arborait le numéro 82 : "Le droit à la retraite à taux plein sera ouvert aux hommes à partir de 60 ans et aux femmes à partir de 55 ans." Du copié-collé avec le programme commun de gouvernement, signé le 27 juin 1972 par le Parti socialiste et le Parti communiste, qui proclamait : "L'âge d'ouverture des droits à la retraite sera ramené à 60 ans pour les hommes et à 55 ans pour les femmes, le droit au travail restant garanti au-delà. Cette mesure est particulièrement urgente pour les travailleurs effectuant des tâches pénibles ou insalubres."
Arrivée au pouvoir, la gauche oublie les femmes – on ne parle plus des 55 ans – et s'engage dans une course de lenteur. Pourtant, Pierre Mauroy veut aller vite. Il décide d'utiliser l'article 38 de la Constitution, en d'autres termes une loi d'habilitation qui lui permet de recourir, sur sept sujets bien identifiés comme prioritaires pour lutter contre le chômage, à des ordonnances le dispensant de tout débat parlementaire. Le 11 décembre 1981, l'Assemblée nationale entérine le projet de loi d'orientation sociale qui prévoit notamment l'abaissement à 60 ans de l'âge légal de départ à la retraite à taux plein. Mais ce n'est que le début d'une longue marche.
Depuis l'ordonnance du 19 novembre 1945, l'âge de la retraite à taux plein, moyennant 37,5 années de cotisations (150 trimestres), est fixé à 65 ans. C'est le même âge qui avait été retenu par la loi du 5 avril 1910 qui avait institué les premières retraites ouvrières et paysannes. A l'époque, cet âge était supérieur à l'espérance de vie, ce qui conduisit la CGT à dénoncer la "retraite des morts".
Pour passer de 65 à 60 ans, Pierre Mauroy est confronté à une double difficulté. Il ne peut agir que sur la retraite de base du régime général de Sécurité sociale, qui accorde une pension égale à 50 % d'un salaire plafonné. Il faut donc que les régimes de retraite complémentaire, qui relèvent des seuls partenaires sociaux, accordent un complément de 20 % qui rendra la retraite avantageuse.
Or en 1981, le système des préretraites bat son plein. Dans le cadre de l'assurance-chômage, les syndicats et le patronat ont instauré une garantie de ressources qui assure aux partants, dès 60 ans et à la seule condition d'avoir été salarié pendant dix ans, un revenu à hauteur de 70 % des derniers salaires. Très coûteux, cet accord devait prendre fin le 31 mars 1983. Pierre Mauroy bénéficie du soutien de François Mitterrand mais le chef de l'Etat est économe en paroles sur le sujet. Lors de ses vœux du 31 décembre 1981, il fait juste allusion à "la retraite facultative à 60 ans". Le premier ministre a surtout impérativement besoin du concours des partenaires sociaux.
Cette démarche aboutit à l'ordonnance du 26 mars 1982 qui, en douze articles, instaure, au 1er avril 1983, pour les salariés du régime général et les salariés agricoles, un "véritable droit au repos que les travailleurs sont fondés à revendiquer en contrepartie des services rendus à la collectivité à l'issue d'une durée de carrière normale".
Tous les salariés "qui le souhaitent" pourront bénéficier d'une retraite complète dès lors qu'ils ont cotisé 37,5 années, avec une pension égale à 50 % du salaire annuel moyen des dix meilleures années. Ceux qui partiront à 60 ans sans avoir leurs 150 trimestres verront leur pension minorée – une décote – en fonction du nombre d'annuités manquantes", la retraite à taux plein étant garantie à 65 ans.
Quand il prépare son ordonnance, Pierre Mauroy s'appuie sur sa ministre de la solidarité nationale, Nicole Questiaux, celle qui ne voulait pas être la "ministre des comptes", et sur son directeur de cabinet, Robert Lion, qui, ancien délégué général de l'Union nationale des fédérations d'HLM, exercera cette fonction jusqu'au 28 mai 1982.
"L'IMAGE DE L'IRRÉVERSIBLE"
Or, en mai 1980, Robert Lion avait présenté, au nom du groupe de prospective sur les personnes âgées du Commissariat général du Plan, un rapport détonant, intitulé "Vieillir demain", qui s'insurgeait contre toute idée de retraite couperet. "Dans l'immédiat, écrivait M. Lion, l'essentiel n'est ni d'abaisser l'âge de la retraite ni de proposer des distractions aux personnes âgées ; l'essentiel est de regarder en face les phénomènes de négation et d'exclusion qui touchent aujourd'hui les populations âgées et de leur porter remède ; il ne faut pas une “politique de la vieillesse” s'intéressant au sort des plus de 60 ans. Il faut – et c'est possible sur le long terme – changer les rythmes et le cours de la vie entière, partager autrement le travail et le temps, distribuer différemment les rôles entre les générations."
"La solution, martelait le futur directeur de cabinet de Pierre Mauroy, n'est pas de généraliser l'abaissement à 60 ans de l'âge de la retraite… Une telle mesure, sacralisant un seuil d'âge, serait l'image de l'irréversible."
Robert Lion proposait d'accorder la retraite en fonction d'une durée d'activité, par exemple 40 ou 42 ans, ce qui permettrait aux ouvriers ayant travaillé dès l'âge de 16 ans de faire valoir leur droit au repos à 56 ans… Robert Lion œuvra aux côtés de Pierre Mauroy pour la retraite à 60 ans. Mais son avertissement eut un double écho.
Dans le rapport au président de la République introduisant l'ordonnance du 26 mars 1982, il est écrit que "le gouvernement n'entend pas renoncer à la recherche d'un système où l'ouverture des droits à la retraite serait davantage fondée sur la durée d'assurance, en particulier, pour les travailleurs et les travailleuses qui ont exercé les métiers les plus pénibles et qui ont effectué les carrières les plus longues".
Et, lors du débat sur le projet de loi d'orientation sociale, le 10 décembre 1981, Nicole Questiaux explique : "Nous pensons que, lorsque la démographie aura évolué, il sera possible de supprimer le butoir de l'âge et de tenir compte de la durée de carrière comme le demandent les organisations syndicales."
Les syndicats, justement, font plus que cacher leur joie quand l'ordonnance du 26 mars 1982 est adoptée par le conseil des ministres. Ils s'inquiètent de la disparition de la garantie de ressources qui fait de la retraite à 60 ans une réforme non financée. La CGT d'Henri Krasucki parle de "réforme importante" mais juge que le montant de la retraite "reste le problème majeur qui doit être réglé dans de bonnes conditions".
Dans la même veine, la CFDT d'Edmond Maire se félicite d'"un progrès social très important" mais réclame "la création d'une nouvelle garantie de ressources" pour "combler la différence entre le montant de la retraite à 60 ans et ce qu'aurait perçu le travailleur s'il avait bénéficié de la garantie de ressources actuelle". Sur un registre similaire, Force ouvrière, dirigée par André Bergeron, fait la fine bouche et "refuse la remise en question du niveau des retraites". La CFTC exprime la même crainte tandis que la CGC, plus critique, dénonce "l'aveuglement" du gouvernement et s'oppose à tout "alignement" du régime de retraite complémentaire sur le régime général.
Quant au patronat, le CNPF d'alors d'Yvon Gattaz, qualifie l'ordonnance d'"improvisée, coûteuse et difficilement applicable". A peine sur les rails, la réforme a du plomb dans l'aile.
POUR UNE RETRAITE À LA CARTE
Du côté de l'opposition, très minoritaire à l'Assemblée nationale, sa critique tourne au réquisitoire. Lors du débat sur le projet de loi d'orientation sociale, en décembre 1981, la droite dénonce à la fois la méthode des ordonnances et la condamnation de la garantie de ressources. "Vous faites fi du débat d'idées, s'exclame Jean Falala, député RPR de la Marne, non seulement avec votre opposition mais également avec les partenaires sociaux qui ont tous marqué leur opposition à l'égard de cette méthode autoritaire."
Philippe Séguin, député RPR des Vosges, et futur ministre des affaires sociales de 1986 à 1988, tonne : "Prisonniers de vos mythes, vous êtes enfermés dans une terrible alternative : désespérer ceux qui ont cru en vous, ou ignorer la réalité économique. Vous n'avez plus le choix qu'entre l'irrationnel et une certaine forme d'imposture. Je ne suis que médiocrement rassuré de vous voir choisir la deuxième voie. "
Dans une tribune publiée dans Le Monde du 27 mars 1982, l'ancien premier ministre Jacques Chaban-Delmas joue les Cassandre : "Par les coûts supplémentaires qui pèseront sur des régimes de retraite déjà en difficulté, le gouvernement prend le risque de compromettre gravement l'avenir, ce qui ne peut que conduire à une augmentation des cotisations ou à la diminution du montant des pensions, comme certains de nos voisins européens y ont été contraints."
Dans une autre opinion, dans Le Monde du 30 avril 1982, Emmanuel Aubert, député RPR des Alpes-Maritimes (décédé en 1995), plaide pour la retraite à la carte, estimant qu'il faudrait "prendre en considération avant toute chose la durée de l'activité plutôt que de s'arrêter au critère abrupt de l'âge". A bons entendeurs…
Il faudra attendre le 4 février 1983 pour que l'horizon se dégage pour la retraite à 60 ans. Ce jour-là, les partenaires sociaux signent un accord qui met les retraites complémentaires au diapason du régime général sur la retraite à 60 ans. Il institue une Association pour la gestion de la structure financière (ASF) chargée d'assurer le surcoût, pour les régimes complémentaires Agirc et Arrco, des retraites versées à taux plein entre 60 et 65 ans.
Cette garantie de retraite égale à 20 % du salaire moyen de carrière – s'ajoutant aux 50 % du régime général – favorise les salariés les moins rémunérés. Si le futur retraité était smicard, sa pension sera égale à 80 % du salaire antérieur. S'il gagnait de 4 000 à 7 000 francs par mois, il touchera de 65 % à 70 % de son ancien salaire.
Cette fois, la CGT célèbre "une importante victoire de la classe ouvrière". FO salue une "étape très importante" et la CFDT fait savoir qu'elle signe cet accord "avec beaucoup de joie". Le CNPF se déclare satisfait qu'aucune hausse de cotisations ne soit programmée – elle viendra plus tard – mais joue les rabat-joie en ironisant sur ceux qui font souffler des "trompettes triomphantes".
Quoi qu'il en soit, le résultat est là : la retraite à 60 ans est désormais financée et elle peut entrer en vigueur le 1er avril 1983 sans que ce soit une farce…
Vingt ans après, revenant sur cette réforme dans ses Mémoires (Plon, 2003), Pierre Mauroy la célèbre avec discrétion – il y consacre moins d'une page – et sobriété. Dans la France de 1981, écrit-il, "la condition ouvrière restait très pénible, par exemple dans l'industrie sidérurgique du Nord. J'étais marqué par la dure condition de certains ouvriers des hauts-fourneaux qui, chaque jour, devaient se battre avec l'acier en fusion. C'était épuisant. A partir de 40 ans, ils en paraissaient 60. (…) Cette représentation de la classe ouvrière ne venait pas de Zola, mais bien de la réalité quotidienne que je rencontrais dans ma région. Tous les bassins d'emploi étaient concernés par des travailleurs qui avaient commencé à travailler très jeunes, si bien qu'ils avaient largement payé leur retraite avant d'atteindre l'âge de 65 ans à partir duquel ils étaient enfin libérés, sachant que leur durée de vie était à l'époque, en moyenne, de 63 ans ! ". Vous avez dit pénibilité ?
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire