[5] Lettre à Joseph-Barthélémy, citée rapport Caujolle, 3 novembre 1944, W3, 213, AN
La Banque de France, qui « ne fai[sai]t pas partie de [l’union syndicale des banquiers et [à laquelle] l’ordonnance relative à la surveillance des banques [n’était] pas applicable », fit du zèle. Elle avait dû, dans « le souci d’appliquer strictement les ordonnances allemandes », expliqua René Villard, « se montrer plus stricte » : sa « circulaire du 19 mai », prise « à la suite de » l’ordonnance du 26 avril promulguée le 20 mai, « prescrivait des mesures restrictives à l’égard de toutes les entreprises frappées d’interdiction ». Le 26 mai, elle s’enquit de la marche à suivre auprès du « commissaire allemand auprès de la Banque de France » (Jost, en l’absence de Schäfer), et adressa le 28 à ses agences « de nouvelles instructions, plus restrictives » : elle ordonna à « ses services et ses succursales [de] “considér[er] comme bloqués […] les avoirs inscrits sur [leurs] livres au nom de juifs ou d’entreprises juives.” […] Nous bloquons les fonds en compte et les valeurs en dépôt ; nous n’autorisons que les prélèvements destinés à faire face aux nécessités courantes d’exploitation des entreprises ou aux besoins alimentaires des particuliers. Nous procédons en somme de la même manière que les autres banques. »
Ce veto contre le bref sursis possible avant dépouillement complet, dont deux clients avaient bénéficié, visait une troisième audacieuse. « La question prend actuellement un aspect judiciaire. Certains clients des banques ou des agents de change se sont, en effet, pourvus en référé. Deux décisions sont déjà intervenues, déclarant qu’en l’absence de textes légaux, les banques n’avaient pas le droit de refuser les retraits de fonds, de valeurs. Ce soir, la Banque doit, à son tour, comparaître en référé devant le Président du Tribunal Civil de la Seine, à la requête de Mme Benda, née Wolff […] : hier matin un chèque de 505 f tiré par Mme Benda nous a été présenté ; nous l’avons payé. Un nouveau chèque de 15 000 f a été ensuite présenté ; ce chèque, qui avait été remis à un tiers, avait manifestement pour objet de vider le compte. En conséquence, nous avons rejeté le chèque. Mme Benda avait, en outre, demandé à retirer ses titres, et nous le lui avions refusé.
Ensuite de quoi, Mme Benda nous a assignés en référé d’heure en heure, pour obtenir le déblocage de son compte, en invoquant les motifs suivants : “qu’elle est titulaire à la Banque de France, […] Place Ventadour à Paris, d’un compte d’arrérages numéro 31 775, alimenté par un dépôt de titre comprenant notamment des titres français et de la rente française. Que la requérante entendant reprendre la disposition d’une partie de ses titres s’est entendu refuser par son dépositaire l’exercice de ce droit de propriété motif pris d’un blocage des titres à raison de la qualité d’israélite de l’exposante. Qu’aucune ordonnance, ou loi, des autorités occupantes lesquelles ont force de loi dans les territoires occupés de l’État français, ni aucune disposition législative n’ont ordonné semblable blocage, ni édicté semblable interdiction. Qu’il s’agit en l’occurrence d’une initiative privée d’un organisme syndical. Que l’exposante est fondée, vu l’urgence, à demander par voie de référé que son compte soit débloqué et qu’elle ait la libre disposition des titres alimentant son compte […] et qu’elle puisse retirer et disposer desdits titres comme bon lui semblera”. »
Le 5 juin, la Banque de France – dont Jean-Marc Dreyfus attribue l’initiative au seul Bouteron, « décidément pugnace »[1] ‑ jubila de sa victoire sur décision du vice-président du tribunal civil de la Seine, « tenant l’audience des référés » du 30 mai. Les attendus de l’ordonnance, lue in extenso devant le conseil, par laquelle le magistrat[2] déboutait « la Vve Benda », modèle de la justice antisémite de Vichy[3], méritent notoriété :
« Attendu que pour refuser de remettre à la Vve Benda le crédit de son compte et les titres déposés par elle, la Banque de France fait état d’une lettre en date du 21 mai 1941 adressée par le directeur de l’office de contrôle des banques à l’union syndicale des banquiers signalant que le commandant militaire en France lui apprend qu’on est sur le point “de prendre un décret qui réduira considérablement la faculté pour les juifs et les entreprises juives de disposer sur les comptes en banque et sur les dépôts de titres dans les banques ; que ce décret n’autoriserait dorénavant les prélèvement que dans la mesure nécessaire pour faire face aux besoins essentiels de l’existence”.
Attendu que cette lettre ajoute “Je vous prie d’en aviser immédiatement par circonstance les banques qui dépendent de vous et de leur faire savoir en même temps qu’elles doivent, dès réception de votre circulaire, procéder en conséquence même si le décret projeté n’est pas encore paru”.
Attendu que la circulaire de l’union syndicale des banquiers visant cette note a été envoyée le 25 mai 1941.
Attendu que les actes des autorités occupantes s’imposent à tous dans les territoires occupés.
Attendu que l’ordonnance des autorités occupantes du 22 juillet 1940 qui a créé un office de surveillance des banques dans le territoire français occupé précise que les banques sont obligées de suivre les instructions de cet office.
Attendu que les instructions du 21 mai 1941 du directeur de l’office de contrôle des Banques, données en vertu des pouvoirs que cet office tient de l’ordonnance du 22 juillet 1940, constituent un acte des autorités occupantes dont l’observation s’impose aux banques placées sous son contrôle.
Attendu, il est vrai, que l’article 7 de l’ordonnance du 22 juillet 1940 indique que les dispositions de cette ordonnance ne s’appliquent pas à la Banque de France, qui, par une autre ordonnance du même jour, est soumise à un contrôle particulier, mais que la lettre du directeur de l’office de contrôle des Banques du 21 mai 1941 est conçue en termes généraux, que la Banque de France en a eu connaissance et ne peut s’y soustraire.
Attendu en conséquence qu’il n’y a pas lieu de faire droit à la demande de la Vve Benda.
Attendu qu’il y a urgence.
Par ces motifs : Au principal renvoyons les parties à se pourvoir et cependant par provision et vu l’urgence. Disons n’y avoir lieu à référé. »[4]
[1] Sur ce point et le reste : son « service du contentieux […] travailla beaucoup » (qui le mandatait et le contrôlait ?) ; Mme Benda non nommée, Dreyfus J.-M., Pillages, p. 186-187.
[2] Ce Cannac est-il Henri Cannac, chef du secrétariat privé du chef du gouvernement Laval (1940 et 1942-1943) « Inventory of the René de Chambrun’s papers, 1914-1955 », Hoover Institution Archives, Stanford University, en ligne, et auteur de l’ouvrage Le Régime actuel de la justice politique en France, sd ni réf., recensé par une revue de droit en 1934.
[3] Bancaud A., Une exception et sa bibliographie.
[4] Séances 22-23 CGBF, 29 mai et 5 juin (y compris « Application des ordonnances relatives aux opérations avec les Israélites. Lecture de l’ordonnance du juge des référés repoussant la demande de Mme Vve Benda », en majuscule dans le texte) 1941, ABDF.
L'auteur : Annie Lacroix-Riz est une ancienne élève de l'Ecole normale supérieure, agrégée d'Histoire, professeur émérite d'histoire contemporaine à l'université de Paris 7. Elle a notamment publié chez Armand Colin : Le Vatican, L'Europe et le Reich ; Le Choix de la défaite ; De Munich à Vichy et, au Temps des Cerises, L'intégration européenne de la France.
L'ouvrage : Annie Lacroix-Riz, Industriels et banquiers français sous l'Occupation, Paris, Armand Colin, 2ème édition, 2013. 21, rue du Montparnasse
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