TOUT EST DIT

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dimanche 10 février 2013

La nostalgie, camarade…


Récemment, dans le premier tome d’une trilogie (Les écrivains qui ont fait la République, Plon), sur laquelle nous reviendrons quand paraîtra le deuxième volume, Alain-Gérard Slama affirmait, à juste titre, que l’identité politique de la France était essentiellement littéraire. À rebours de l’Angleterre et de l’Allemagne, ce sont les grands écrivains qui, en France, davantage que les philosophes et les penseurs, ont exercé un magistère politique et incarné l’âme de la nation. Particulièrement en temps de crise. Cette assertion péremptoire, Régis Debray, à son tour, la ratifie dans son nouveau livre, Modernes catacombes, recueil d’articles, de discours et d’interventions, dont l’apparente diversité masque l’unité : l’aveu d’une dette contractée par l’auteur envers ce patrimoine national indivis, la littérature.
Au-delà de sa propre personne, c’est une génération entière, écrit-il, qui se reconnaît comme débitrice envers les humanités classiques et les écrivains qui en furent le produit et l’illustration. Cette génération avait en commun de nourrir « une curiosité infinie pour celle qui l’avait précédée » : Malraux, Mauriac, Aragon, Montherlant, Gary, Vailland, Sartre, tous auteurs qui avaient éprouvé dans leur chair et dans leur esprit les tragédies du XXe siècle, tandis que la génération suivante, grandie dans la serre des Trente Glorieuses, n’avait à moudre que le grain pauvre de l’autofiction, des jeux verbaux ou des sempiternels mélodrames qui font pleurer Margot. Littérature sans risque, que ne frôle jamais la corne du taureau.
On pourrait croire, à lire ses récents ouvrages, qu’il a bien changé l’ex-révolutionnaire qui mettait sa peau au bout de ses idées et donnait dans l’illusion lyrique de la révolution. Au vrai, nul retournement de veste, nul effet de l’âge qui émousse le tranchant des convictions et calme l’effervescence de la colère : Régis Debray n’est pas plus consensuel qu’il ne l’était du temps de sa jeunesse insurgée. Ses cibles ont seulement changé, et sans doute a-t-il aiguisé les flèches de la lucidité, cette « blessure la plus proche du soleil », disait René Char.
Qu’il éreinte Philippe Sollers, champion du « conformisme transgressif », qu’il relativise l’importance de Michel Foucault, rhétoricien vieilli de la réconciliation entre l’individualisme libertaire et le structuralisme, qu’il défende André Breton,« altermondialiste du lyrisme », qu’il loue en Mauriac la verdeur du chroniqueur politique, qu’il célèbre de Gaulle d’avoir écrit de notre roman national la dernière page épique, qu’il loue en Malraux l’ultime porte-drapeau de l’histoire-destin, Régis Debray témoigne, dans un style d’écrivain, classique dans son ampleur, ses cadences et ses références, inclinant volontiers à la sentence et à la formule, moderne par ses ruptures de ton, de son acuité critique, certes, mais plus encore de la générosité d’un caractère qui aime admirer et ne renie pas l’héritage dont il fut bénéficiaire. « Entré dans le théâtre de la vie en conspuant les comédiens », un jeune homme en colère, qui a eu le temps de mesurer ses limites, passe le relais à un homme d’âge qui dit merci. À notre tour de saluer un artiste qui ne cultive pas l’ingratitude, cette muflerie de notre bel aujourd’hui.
Modernes catacombes, de Régis Debray, Gallimard, 310 pages, 21 €

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