vendredi 28 décembre 2012
La culture devient un luxe
Le quotidien suédois Svenska Dagbladet a décidé d’alléger ses pages littéraires et de développer sa rubrique art de vivre. Ce choix, censé permettre de toucher un public plus large, signe l’appauvrissement de la presse, dénonce l’un des critiques ainsi congédiés.
Le 6 novembre 2012, le jour anniversaire de la bataille de Lützen [qui vit la victoire à la Pyrrhus des Suédois protestants sur les Habsbourg catholiques en 1632, pendant la guerre de Trente ans], le nouveau responsable des pages culturelles du Svenska Dagbladet, Martin Jönsson, et sa nouvelle responsable de la rubrique littéraire, Lina Kalmteg, nous ont envoyé une lettre, à moi et à plusieurs collaborateurs des pages culturelles du journal, dont certains figurent parmi les plus connus et chevronnés.
Ce courrier nous informait que le journal se passerait désormais de nos critiques littéraires, car nous nous trouvions à l’aube d’une nouvelle ère et que le nombre de journalistes culturels free-lance était excessif. Le service Culture appelait de ses vœux "la formation d’un groupe allégé avec lequel [il allait] travailler, pour une couverture pour partie remaniée de l’actualité littéraire".
Ce qui s’était passé, c’était que, par souci d’économie, la direction du journal avait décidé de revoir à la baisse le budget alloué aux critiques littéraires et d’axer davantage les pages culturelles sur "l’art de vivre", les médias et autres contenus plus légers.
Le renvoi des collaborateurs culturels du Svenska Dagbladet n’est pas une affaire isolée, c’est une conséquence répandue de la crise internationale de la presse. Pour faire face à la concurrence de la presse en ligne et d’autres médias virtuels, les directeurs de journaux se sentent obligés, quoique ce ne soit guère justifié, de revoir à la baisse leurs ambitions intellectuelles dans le but d’étoffer leur lectorat.
Résultat des courses : des collaborateurs culturels sont mis à la porte ou placardisés, et remplacés par des journalistes dont on attend qu’ils "journalifient", voire "métroifient", les contenus culturels, sous la forme de reportages d’art de vivre et autres papiers prémâchés que l’on peut ingurgiter sans peine dans le bus ou dans le métro. Le phénomène qui frappe aujourd’hui le Svenska Dagbladet est à l’œuvre depuis longtemps déjà au sein du Dagens Nyheter, du Göteborgs-Posten et d’autres publications à travers le monde.
Dans le même temps, ce qui s’est produit peut être vu comme la phase finale d’une longue "lutte des classes" entre deux catégories de collaborateurs de la presse quotidienne. L’une se compose de journalistes diplômés qui ont fait leurs classes dans les rédactions des journaux télévisés et des magazines de reportage de la sphère médiatique – historiquement une "classe inférieure", qui a désormais pris le pouvoir sur les pages culturelles. L’autre catégorie se compose de collaborateurs culturels qui ont fait leurs classes dans le milieu universitaire ou dans le parnasse littéraire – historiquement une "classe supérieure", qui est toutefois en passe d’être évincée de la presse quotidienne.
Le vrai déclin des pages culturelles a débuté pour de bon aux alentours de l’an 2000 et a ensuite été imposé à peu près suivant le même modus operandi dans tous les grands quotidiens, lorsque les lecteurs se sont mis à résilier leurs abonnements aux journaux papier pour les lire gratuitement au format électronique sur Internet. Longtemps, les pages culturelles duSvenska Dagbladet ont été les plus épargnées, en dépit de la précarité financière du journal, notamment grâce à des collaborateurs fidèles et à des lecteurs issus de la bourgeoisie cultivée qui l’étaient tout autant.
Mais bientôt, le nouveau propriétaire du journal, [le groupe norvégien]Schibsted, a exigé des coupes drastiques et un virement de bord. Mats Svegfors et Peter Luthersson, deux intellectuels du journal y occupant des postes à responsabilités, ont claqué la porte, pour être remplacés par des gens davantage portés sur le marketing, issus du milieu du journalisme.
Quelles seront les conséquences de ces changements sur les abonnements ? Un jeune journaliste free-lance motivé ne coûte pas cher, et il est peut-être possible d’économiser de l’argent à court terme, voire de grapiller quelques lecteurs ici ou là, dans la jeune génération qui, espère-t-on, appréciera la nouvelle ligne éditoriale du journal, axée sur l’"art de vivre", et donc privilégiant la mode, la déco, les voyages, le divertissement et les têtes de gondoles littéraires.
Mais c’est en même temps un choix risqué, car la bourgeoisie instruite, qui constituait jusqu’à présent un lectorat fidèle, commence à résilier ses abonnements. Il est également fort probable que la plupart des jeunes amateurs des rubriques "art de vivre" délaisseront dorénavant les journaux papier pour de bon pour aller chercher l’information qu’ils veulent sur la presse en ligne et d’autres médias électroniques. Le processus est déjà très avancé. De l’autre côté, les lecteurs exigeants du milieu universitaire se tourneront vers les revues intellectuelles.
Les journalistes culturels réputés devraient vraisemblablement tirer leur épingle du jeu, même si des quotidiens comme le Dagens Nyheter ou leSvenska Dagbladet n’ont plus les moyens de rétribuer leurs papiers à leur juste valeur. Un certain nombre d’entre eux ont d’ores et déjà monté leurs propres blogs ou sites web qui leur permettent de toucher les lecteurs. Sur le long terme, ils pourront sans doute également s’assurer des revenus décents en travaillant pour le milieu universitaire, les fondations culturelles et les maisons d’édition dotées d’une ambition intellectuelle.
La mainmise des journalistes de la presse quotidienne sur les pages culturelles se soldera donc sans doute par une victoire à la Pyrrhus. Sans doute ces journalistes seront-ils, avec les jeunes journalistes free-lance, les principales victimes du chômage, et non les critiques littéraires chevronnés et les autres collaborateurs qui font figure de "valeurs sûres" dans l’univers de la culture.
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